Manuel, à Concepción, le 28 décembre 2022
La vie chez
Monin n’est pas déplaisante. Son logement est spartiate mais contrairement à son bureau, il est propre. Sa femme y veille. Je voudrais faire ma part des tâches ménagères, mais
Monin me demande de me concentrer sur mon entrainement. Il est vrai qu’un entrainement professionnel, c’est autre chose. Je n’ai pas l’habitude d’enchainer les sorties longues ou intenses à un tel rythme et j’apprécie de pouvoir souffler quand je rentre. Du coup
Monin doit faire double part de corvées ménagères ! Mais il le fait toujours avec le sourire. Spartiate mais chaleureuse. J’y vis depuis un mois mais il est temps que je me cherche mon propre logement.
Monin me donne le nom d’un agent immobilier. Il me fait visiter des appartements somptueux à prix cassés mais je n’ai pas besoin de cela, un grand studio avec assez de place pour ranger et entretenir mon vélo, c’est tout ce dont j’ai besoin. Il a aussi cela en stock. Le loyer est dérisoire, seulement 150 EUR par mois. Je savais que Chiloé n’était pas cher mais de ce que j’avais vu des agences, je pensais que les prix y étaient un peu plus élevés. Tant mieux, je pourrais même aider ma mère avec mon salaire.
La vie est douce à Chiloé au moins durant l’été austral. Et si on aime la pluie. Je suis totalement focalisé sur le vélo et cela porte ses fruits. Je partage pas mal de mes sorties avec
Hector et nous voyons tous les deux que je progresse vite, nettement plus vite que lui. Je trouve cela normal vu que c’est la première fois que je m’entraine de manière professionnelle mais
Hector m’assure que j’ai un truc en plus, un gros potentiel. Je suppose que l’avenir me le dira. En attendant j’ai découvert pas mal de petites choses étranges : Chiloé est certes peu touché par la criminalité mais je suis le seul à laisser mon vélo sans surveillance et sans le moindre souci. Je paie un loyer 2 fois moins cher qu’
Hector pour un studio pourtant mieux situé. Et pas mal de rumeurs semblent circuler sur mon compte. Je vois certaines personnes détourner leur regard à mon passage. Ici, tout le monde m’appelle ‘El Sobrino’, à commencer par
Monin quand il parle de moi.
La préparation touchait à sa fin. Je devais partir demain pour un court voyage à Concepción, passer les fêtes de fin d’année en famille. Mais ce soir,
Hector m’a trainé à l’Universo Discoteca :
« C’est le seul moment de la saison où l’on peut sortir. Faut pas le rater ! »
Vicente Rojas était aussi là, comme la plupart de l’équipe. Le mot d’ordre était discrétion, pour que
Monin n’en entende jamais parler. De la manière dont
Vicente a glissé au barman en me désignant « c’est le ‘Sobrino’ », je ne suis pas certain que ce soit le meilleur gage de discrétion. En revanche cela a permis que le Pisco coule à flot, gratuitement. Je dois avouer que le barman préparait d'excellent Pisco Sour, aussi toute l'équipe restait occupée à boire le cocktail national chilien !
![Image]()
Je suis sorti juste à temps pour ne pas manquer mon bus. Le trajet jusqu’à Concepción n’a pas été de tout repos. Heureusement le bus disposait d’un sac à vomi de qualité. J’ai passé une journée et demie avec maman. Elle m’a promis de venir me voir à Chiloé. On se serrera dans le studio. Avant de repartir dans mon ile et d’assister à la présentation de la saison, je devais faire un détour par la prison et remercier mon oncle
Pablo.
« Comment ça va ? Ton entrainement se passe bien, tu t’acclimates à ta nouvelle équipe ?
- Oui, merci parrain. Les entrainements sont difficiles mais j’ai l’impression de bien progresser. Mon entraineur a l’air content.
- On va en reparler mais avant cela c’est quoi cette sortie à la Discoteca ?
- Quoi ? Mais comment tu sais ça ?
- Qu’est-ce que tu crois, Chiloé c’est tout petit, tout se sait et encore plus te concernant.
- A ce sujet, tu sembles quelqu’un d’important à Chiloé ?
- Tu ne vas pas t’en tirer comme ça ? Nous investissons beaucoup sur toi et toi tu passes tes nuits dehors à te saouler au Pisco ?
- Je… Comment… Une nuit, pas des nuits. Tu sais sans doute que je n’étais pas le seul. Une fois dans l’année, cela ne me parait pas excessif.
-
Manuel, tu vas devenir un leader. Tu es encore jeune et je n’attends pas de toi que tu puisses déjà contrôler la conduite de tes coéquipiers mais la tienne si. Une fois c’est déjà trop. Tu n’imagines pas le bruit que ta sortie a fait à Castro. En tant que leader tu te dois d’être exemplaire.
- Mais je ne suis pas leader ! Et les leaders justement ils étaient présents.
- Ces leaders n’ont guère d’avenir dans le cyclisme à en croire
Choppy. Toi si. Si tu bosses bien, le rôle de leader va vite tomber sur tes épaules. Je sais que tu as la carrure pour l’endosser. Mais en as-tu l’envie ? Es-tu prêt aux sacrifices que cela implique sur les 15 ans à venir ?
- Désolé, je ne pensais pas qu’une sortie en boite, hors saison soit si dramatique. Bien entendu que j’y suis prêt. Je veux devenir coureur professionnel.
- Tu es coureur professionnel, sous contrat, alors comporte-toi comme tel !
- C’est noté.
- Très bien, alors je vais mettre à exécution mon projet.
Monin est au courant et il est d’accord, ne t’inquiète pas. Il reste une personne clé dans l’équipe mais on va progressivement changer de calibre. Nous avons déjà identifié son successeur. Celui qui sera chargé de te mener au sommet.
- Ah bon c’est qui ? Je ne vois personne meilleur que
Monin dans tout le pays pour conduire notre équipe.
- Tu verras. C’est trop tôt pour te donner le nom. Il va suivre l’équipe discrètement cette saison et la prendra en main dans 10 mois.
- Donne-moi au moins un indice !
- D’accord, c’est une légende du cyclisme de notre continent.
- Un Colombien ?
- Certainement pas. Il n’y aura jamais de Colombien dans notre équipe. Pas tant que je la soutiendrai ! »
Je me demande bien pourquoi
Pablo a une telle dent contre les Colombiens. Il faudra tirer cela au clair un jour. Une légende du Continent ? C’est bien beau cette histoire, mais c’est grand l’Amérique.
Manuel, à Chiloé, le 2 janvier 2023
De retour à Chiloé, Noël passé,
Choppy ne me laisse plus souffler. Il me dit que c’est parce que le début de la saison est primordial, mais je le soupçonne de me faire payer ma virée à la Discoteca. Je passe mes journées à rouler. Toute l’équipe se tient à carreau pour le nouvel an et va se coucher avant même le passage à 2022.
Monin a convoqué une réunion d’équipe le 1er janvier à 8h du matin, histoire de s’assurer qu’il n’y aura aucun débordement.
Il nous présente les principaux objectifs de l’année fixés par le Sponsor :
Victoire d’étape au
Tour de Colombie et au
circuit des Ardennes, Top 10 au
GP Slovenian Istria seront nos 3 premières priorités.
Victoire d’étape au
New Zealand Cycle Classic et a la
Vuelta Ciclista a Chile ; Top 10 au
Tour des 100 communes et au
Visegrad 4 Bicyle Race – GP Slovakia figureront aussi parmi nos objectifs importants. Il détaille ensuite le planning de nos principaux leaders
Vicente pour les arrivées aux sommets,
Hector pour les sprints et les contre-la-montre puis nous invite à nous rapprocher de notre entraineur pour détailler nos plannings individuels de course et d’entrainement. Je serai peut-être leader un jour, mais aujourd’hui, je figure parmi les derniers coureurs de l’équipe et dois attendre midi passé pour avoir mon point avec
Choppy :
«
Manuel, c’est ta première année, je me doute que tu as hâte de te frotter à la compétition mais c’est finalement assez accessoire. Ton objectif doit être de progresser à l’entrainement. La compétition doit te servir pour apprendre la science de la course. Je te suggère de profiter de chaque occasion pour observer les grands leaders, apprendre à te positionner et à frotter dans un peloton. C’est ça ton objectif cette année. Ensuite bien sûr on te demandera d’aider l’équipe mais on ne veut pas non plus te griller.
On a prévu un premier bloc de courses très tôt dans la saison pour profiter de l’été austral :
Giro del Sol,
Vuelta del Porvenir San Luis,
Chile National Championship et
Tour de Catamarca internacional. Toutes ces courses sont en Argentine ou au Chili.
Puis en juin tu participeras au
Tour du Cameroun, pour découvrir ce que c’est que de faire un long voyage, comment s’acclimater, gérer le décalage horaire.
Cela t’aidera pour ton premier voyage en Europe planifié en juillet avec la
Visegrad 4 Kerekparverseny,
Visegrad 4 Bicycle Race en Slovakia et le
GP Internacional Torres Vedras au Portugal. Tu verras la différence de niveau entre le circuit sud-américain et le circuit européen. On enchainera ensuite directement avec la
Vuelta Ciclista a Chile et la
Vuelta Ciclista a Venezuela.
Après une grosse coupure et un nouveau bloc d’entrainement, tu concluras ta première saison avec la
Vuelta a Guatemala.
Des questions ?
- Il semble que tu dises le plus grand bien de moi. Tu as vu beaucoup de monde et tu es un entraineur extrêmement renommé. Tu crois vraiment en moi, quel est mon potentiel ?
- Ah, on t’a dit cela ? Oui tu as un gros potentiel. Est-ce que je crois en toi ? On en a vu plus d’un gâcher leur potentiel en faisant des bêtises. Les soirées à la Discoteca et le Pisco ne font pas bon ménage avec le bon développement de ses capacités cyclistes.
- Mais en admettant que je ne fasse pas de bêtise ?
- Si tu ne fais PLUS de bêtise, tu as le potentiel pour placer le Chili sur la carte du vélo mondial. »