rbl85 a écrit:
À chacun de ses déplacements, Prudhomme se dit que ce qui ne marchera pas l'année suivante fonctionnera une autre fois. [/largeur]
Thouault affirme que le très courtisé directeur du Tour dispose tous les ans, sur son bureau, de 250 candidatures de villes ou de départements désireux d'accueillir l'événement. Plus une cinquantaine de demandes étrangères.
Puisqu'il a toujours un Tour d'avance, on demande à Prudhomme ce qu'il savait du Tour 2019, il y a un an, alors qu'il présentait le parcours 2018 ? «Les 4/5e », répond-il. C'est à la fois vrai et faux. Faux car il était encore loin d'en connaître tous les détails. Mais vrai pour ses grandes lignes. Il sait ainsi depuis toujours que le Tour 2019 fêtera les cent ans du premier Maillot Jaune, remis à Eugène Christophe le 19 juillet 1919 à Grenoble. « Le 19, il me fallait donc une ville emblématique du Tour. » Ce sera Pau (Pau-Pau, contre-la-montre), et c'est ce qui explique que l'unique contre-la-montre individuel de cette édition arrivera si tôt, en deuxième semaine, une rareté.
Plus généralement, Prudhomme voulait « un Tour de l'excellence du Maillot Jaune », d'où l'option haute altitude avec l'Iseran, le plus haut col routier de France, l'arrivée à Val-Thorens, la plus haute station d'Europe, celle au Tourmalet, le géant des Pyrénées... Mais le premier de ses « PPO, points de passage obligé » comme il les nomme, remonte à mai 2017 et à l'attribution du grand départ du 106e Tour de France à Bruxelles, cinquante ans après le premier des cinq succès d'Eddy Merckx, le plus grand cycliste de tous les temps (Bruxelles-Bruxelles, 6 juillet). À l'opposé du Tour 2018 et de son départ en Vendée qui condamnait à huit premiers jours en plaine, il comptait tirer profit de la topographie de la France et de ses massifs, tous à l'Est.
Début juin, la première grande vague des reconnaissances a débuté. « Je ne suis pas très tableau noir, rien ne remplace le terrain », martèle Prudhomme. Rendez-vous a été pris en Haute-Saône, à l'est de Vesoul, pas loin de Ronchamp. La veille, des pluies diluviennes se sont abattues sur la région. Mais le soir venu, au restaurant, le président du département, Yves Krattinger, a retrouvé le sourire et il ne cache pas que « le Tour, c'est le bon côté du métier ». On pousse assiettes, verres et tasses pour étaler la carte sur la table. Un relevé ultra-précis des dénivelés, 10 mètres par 10 mètres, du dernier kilomètre menant au sommet de la petite station de sports d'hiver de la Planche des Belles Filles, dans le massif des Vosges.
Le Tour a déjà escaladé cette fameuse ascension en cul-de-sac, faisant autant pour sa notoriété que la légende entourant son nom, celle de ces jeunes femmes qui auraient préféré se jeter de là-haut plutôt que de subir les sévices de mercenaires suédois, pendant la guerre de Cent Ans. Mais cette fois-ci, il s'agit d'y ajouter un kilomètre de folie. Dans la brume du matin, on peine à gravir à pied une chaussée caillouteuse, dans des pourcentages jusqu'à 24 %. Dantesque ! Sur les terres de Thibaut Pinot. Prudhomme jubile. Au bout d'une étape dans les ballons d'Alsace, on se dit que cette nouveauté, au 6e jour de course seulement (Mulhouse - Planche des Belles Filles, 11 juillet), va sérieusement dépoussiérer les ambitions. On rit aussi en imaginant une nouvelle appellation : « Super Planche ou Super Belles Filles, ou les deux... » Mais on s'interroge surtout sur la nécessité d'asphalter cette dernière pente.
Toujours en quête de nouveaux terrains susceptibles de créer de l'incertitude, Prudhomme avait apprécié l'expérience nouvelle du plateau des Glières en juillet dernier, où la course passait sur un chemin de terre de près de deux kilomètres, une habitude perdue depuis la Seconde Guerre mondiale (à l'exception de quelques centaines de mètres non goudronnés du col du Coq vers L'Alpe-d'Huez, lors du Tour 1987). Pour la Planche des Belles Filles, « ce sera à Thierry et Stéphane de décider », dit le boss du Tour en évoquant les rôles de Thierry Gouvenou, ex-pro devenu directeur technique de la course, et Stéphane Boury, le commissaire des arrivées. « Ils peuvent dire ce qu'ils veulent, sur les arrivées, c'est moi qui décide, coupe ce dernier. Et là, c'est hors de question. Sans asphalte, à 24 %, les mecs seraient obligés de descendre du vélo, ce serait du VTT ! »
Boury est repassé sur la zone en août. Il a tweeté une photo de son calepin où il note minutieusement ce qu'il faudra mettre en place sur les fins d'étapes, à côté d'un bâton qu'il a planté au niveau de la future ligne d'arrivée. Impossible d'identifier le lieu, mais des médias locaux l'ont fait. Il y a forcément eu une fuite. « Ce n'est pas grave, cela prouve juste à quel point le passage du Tour génère de la passion », dit Prudhomme.
Quand on retrouve Stéphane Boury en septembre, sur le repérage d'une nouvelle arrivée pyrénéenne (Limoux - Foix/Prat d'Albis, 21 juillet), il a ajouté sur la couverture jaune de son calepin : « Le Tour se construit... en secret !!! » Comme il s'est fait chambrer après l'épisode de la Planche des Belles Filles, c'est sa façon d'exorciser. Dans un salon du conseil général de l'Ariège, à deux roues de vélo du château de Foix, le président du département, Henri Nayrou, ancien rédacteur en chef du Midi Olympique et fan de petite reine, nous expose sa grande idée lors d'un dîner impromptu : « Une étape des châteaux cathares. » Pour finir de convaincre Prudhomme, fin gourmet, il raconte en rigolant une histoire d'arbre à saucissons du pays, là-haut dans la montagne.
Le lendemain, au Prat d'Albis (Prat signifie « pré » en occitan), après 12 kilomètres d'ascension au milieu des vaches et des chevaux au-dessus de Foix, on ne trouvera pas l'arbre, mais une vue exceptionnelle. Boury, lui, a sorti sa roue pour mesurer. Le commissaire a l'oeil. Sur ce petit plateau d'où décollent les parapentes, il n'y a pas beaucoup de travaux à prévoir : « La route fait quatre mètres de large, il y a une dérivation pour les véhicules à 650 mètres de la ligne d'arrivée, là je mettrai le podium et ici l'écran géant... » En tout, sur 2 000 m², seul le strict nécessaire sera installé. Le reste des moyens techniques restera en bas, à Foix.
Pour une arrivée en cul-de-sac, comme c'est le cas ici, Boury doit anticiper la redescente de la caravane. « Le Tour, c'est une ville de 3 500 véhicules et 4 500 personnes : la journée est gagnée seulement quand tout le monde est reparti. » Pour pouvoir utiliser une route forestière à proximité, il a préféré renoncer à un gros kilomètre d'ascension asphaltée supplémentaire. Et garder les voies d'accès des environs pour garer les voitures des spectateurs. Sans elles, le spectacle sera grandiose. Après le passage du Tour, le Prat d'Albis a toutes les chances de devenir un must pour cyclos, comme cela a été le cas au plateau de Beille tout proche.
[largeur=] Au total, pour 2019, Stéphane Boury a répertorié sept arrivées qui nécessiteront des dispositifs techniques allégés,[/size] beaucoup plus que par le passé et pas seulement en montagne, car le Tour tient à se renouveler. « À moi de trouver les solutions pour ne pas dire à Christian qu'il est impossible d'arriver à Épernay, la capitale du champagne. » Sur son téléphone, Prudhomme montre une vidéo de chemins calcaires au milieu des vignes. Il a longtemps eu l'espoir de les coupler avec les côtes du secteur, pour un final de feu à Épernay. Mais après reconnaissance, il n'a gardé que ces dernières. Pas grave. « Le but n'est pas de faire le parcours le plus difficile possible mais le plus varié possible, dit le directeur du Tour. Pour les gens, le plus beau Tour est celui qui passe devant chez eux. On fait en sorte qu'aucune région n'en soit privée plus de cinq ou six ans de suite.
« Le départ offre plus de proximité aux spectateurs, avec des coureurs plus disponibles qu'après l'effort. De 8 heures à midi, on crée une fête autour du paddock. » Pour cela, il lui faut une zone de 4-5 hectares. Pas toujours simple. Comme pour partir du pont du Gard (pont du Gard-Gap, 24 juillet). La zone sera donc éclatée de part et d'autre du fabuleux vestige gallo-romain : village côté musée, zone protocolaire de l'autre. « Cela supposera des parkings assez éloignés pour des milliers de véhicules et un système de navettes pour le public... » Goasduff doit aussi imaginer le parcours reliant le départ fictif, en plein coeur des villes, par exemple tout près de la cathédrale de Reims, du départ réel où on lâchera les fauves sans danger, dans un écart réglementaire maximum de 10 kilomètres (Reims-Nancy, 9 juillet).
Dans le Forez, en quête de la côte inattendue qui fera exploser le peloton
La dernière ville départ entérinée pour ce Tour date d'il y a seulement un mois : Saint-Flour (Saint-Flour - Albi, 15 juillet). « Je veux me garder une latitude pour le parcours jusqu'à tard, plus qu'auparavant », reconnaît Prudhomme. Notamment pour tirer les enseignements du Tour précédent. Sur son ordi, l'Alpe-d'Huez a été rayée du plan 2019, peut-être pour se donner le temps de trouver des solutions à l'inquiétante violence de quelques spectateurs.Mais c'est surtout la façon dont les étapes autour de Quimper, Mûr-de-Bretagne ou des pavés de Roubaix ont accouché d'une souris qui l'a interpellé. « Ils ont une faculté d'adaptation impressionnante et la capacité de transformer des étapes escarpées en étapes de plaine, dit Prudhomme. Il faut donc transformer les étapes de plaine en montagne et, surtout, essayer de les surprendre. » Il dit « ils » mais on jurerait entendre « les Sky » et leur domination asphyxiante.
Sky, anesthésiste en chef
Alors, en septembre, Gouvenou est parti en quête de ces nouveautés. Entre Mâcon et Brioude, via Saint-Étienne, on a ainsi sillonné avec lui les monts du Beaujolais, du Lyonnais et du Forez dans tous les sens.« On ne peut plus se permettre d'avoir un Cipollini qui s'impose cinq jours de suite comme dans le passé. Là, je ne veux laisser aucune chance aux sprinteurs. » Ils vont morfler. Le chemin des Croix (Montmain, Thel, Paquet, Signy, Part) sera terrible le 13 juillet (Mâcon - Saint-Étienne). Gouvenou a fait des recherches préalables sur l'appli Strava, où les cyclos postent leurs ascensions, mais il lui faut vérifier que la chaussée est adaptée au passage du Tour. Il s'étonne de ses trouvailles : « Comment a-t-on fait pour passer à côté de tout ça pendant autant d'années ? » Dans Sorbiers, juste avant Saint-Étienne, il découvre avec plaisir qu'on a refait le revêtement de la très raide côte de la Jaillère. Et si jamais cela ne suffisait pas, il reste un raidard en ville à moins de 3 km de la ligne d'arrivée...
Pour le lendemain, jour de 14 juillet, le directeur technique a préféré garder certaines curiosités pour une autre fois, (Col du Béal?) ne retenant que l'incroyable mur d'Aurec en début d'étape, histoire de dynamiter le peloton, et la côte de Saint-Just à 13 kilomètres de l'arrivée. Il ne faudrait pas couronner un sprinteur dans la ville natale de Romain Bardet (Saint-Étienne - Brioude, 14 juillet). Il s'est aussi promis de laisser « quelques faux plats Lemarchand ». En interne, cela fait référence à l'oubli il y a quelques années de François Lemarchand, autre membre du staff ASO, de répertorier une énorme difficulté pour le classement de la montagne. Cela avait fait exploser le peloton. Un effet de surprise désormais recherché. « Parfois, les gens ne comprennent pas qu'on ne passe pas ici ou là, mais on ne peut pas juste additionner les difficultés et les kilomètres, explique aussi Gouvenou. Sur notre tracé initial du Tour, on s'est retrouvés avec 34 cols ! On en a retenu 28... » Spectacle garanti ?
« On ne fait que fournir le décor, ce sont les coureurs qui en disposent », tranche Prudhomme, qui dirige la Grande Boucle depuis 2007. S'il en avait le pouvoir, il débrancherait les coureurs de leurs oreillettes et surtout de leurs compteurs watt pour qu'ils retrouvent leur instinct. Au moment de s'éclipser de son bureau, il nous glisse : « En fait, mon rêve serait que coureurs et journalistes ne découvrent le parcours qu'au matin du départ. » Pour 2019, en tout cas, c'est trop tard.