Arrosé de son liquide cuivré et encore chaud, Edgar le regardait, comme apaisé. Le tableau qu'il venait de peindre défiait la Divine Comédie de Dante Alighieri, illustrée par l'immense Botticelli. La structure de l'Enfer, en forme d’entonnoir, semblait désormais rejoindre un seul et unique point au-dessus des épaules du chirurgien. L'Ethique à Nicomaque d'Aristote ordonnerait sans doute une peine l'enfermant dans l'un des cercles les plus enfouis, les plus éloignés de Dieu. Mais où est Dieu, à présent ? Dieu tolérerait-il pareil pêché ? Dépassant les murs de la ville de Dité, le luxembourgeois avait-il réellement perdu la raison ou n'était-ce là que son (bon) usage pour commettre le mal ? Son choix était-il conscient et malveillant ? A-t-il construit sciemment cette action, habité par Lucifer, ou a-t-il uniquement baissé la garde au pire moment ? Qui sommes-nous pour le juger ?
S’asseyant délicatement dans son fauteuil ensanglanté, Edgar saisit son stylo. Celui qui avait traversé vents et marées dans sa poche, encore gravé de ses initiales en lettre d'or : E.W. ! L'encre venait se mélanger aux éclaboussures de sang et traçait un message venu du cœur, prenant forme en une fraction de seconde et affirmant son sens à chaque rature.
A toi, qui va lire ces quelques lignes,
Il est plutôt étrange de commencer ma lettre de cette manière mais, à vrai dire, je ne sais qui sera la première personne à la trouver. Il faut également dire que je n'ai plus d'être cher à qui m'ouvrir. Mes amis ? Que dire... Je peux désormais le dire : le principal ami de l'amitié n'est pas l'amour mais bel et bien l'ambition. Comme disait Voltaire : "toutes les grandeurs de ce monde ne valent pas un bon ami". Cependant, à l'heure actuelle, je suis désespérément seul.
Les jours ne faisaient que passer jusqu'alors, se ressemblant toujours un peu plus. Cette routine, rongeant un peu plus mon épanouissement et mon bonheur, était étouffante. Les personnes qui défilaient sous mes yeux devinrent inutiles et insipides avant de devenir livides. Chaque soir, en me glissant dans mon lit froid, je me mettais à courir après mes rêves, pensant à mes regrets et mes remords. Le fardeau d'une vie. Un fardeau qui était devenu une obsession, tel que je me demandais vraiment comment je pouvais rassurer ou convaincre qui que ce soit tant je parlais sans conviction. Et pourtant, je semblais faire illusion...
Aujourd'hui fut le premier jour où je n'ai su contenir toute cette rage qui s'accumulait en moi depuis tant d'années et que je maintenais en cage. Une rage indéracinable, à l'encontre d'un destin inatteignable, qui a su briser les barreaux de la raison.
La vie est une épreuve permanente. J'ai encaissé de nombreux coups et me suis toujours inlassablement relevé.
J'ai toujours voulu éviter ceux qui me causaient du tord, bien que mon côté humain et altruiste me poussait à vouloir les comprendre et à les sauver de leur profond obscurantisme. Ces fameux dictateurs sociétals de la bonne conscience ! Ceux qui essaient de prouver qu'ils valent mieux que toi chaque fois qu'ils parlent, suivis par de pathétiques ruminants... Pourquoi a-t-on brûlé Jeanne ? La Terre ne tourne pas rond et il ne faut même plus chercher à comprendre pourquoi... Une analyse intellectuelle devrait être réalisée chez chaque couple désireux de concevoir, leur délivrant une attestation de pleine intégrité cognitive et un accord en rapport. Cela éviterait la reproduction de rejets de la société, encore plus débiles que leurs créateurs.
J'en veux aux feignants, aux égoïstes, à ceux qui n'ont de cesse que de faire le mal autour d'eux.
J'en veux à ceux qui estiment que la vie ne se voit qu'à travers les yeux de leur propre culture.
J'en veux à tous ceux qui manquent de modération et cautionnent tant d'aberrations.
J'en veux à tous ceux qui harcèlent, qui rabaissent et qui pensent ainsi être des Lumières. Leur conduction ne se fait plus.
J'en veux au monde entier, il n'y a que cette soirée qui m'a apaisée le temps d'un instant.
Je m'en veux à moi-même.
Je m'en veux de ne pas avoir été le fils, le petit-fils et l'arrière petit-fils que j'aurais dû être.
Je m'en veux de ne pas avoir été un frère à l'écoute, aimant.
Je m'en veux de ne pas avoir été un père digne de ce nom.
Je m'en veux d'avoir eu peur de suivre mes propres à choix à de nombreuses reprises alors qu'ils étaient les bons... Je m'en veux d'avoir été trop souvent naïf, trop souvent sensible, trop souvent influençable.
Je m'en veux d'avoir touché à toutes ces saloperies que ce soit pour rouler que pour opérer tard dans la nuit.
Je m'en veux de ne pas avoir été un chirurgien assez performant, assez compétent, assez formateur, assez intelligent.
Je m'en veux d'avoir moi-même agis comme tous ceux à qui je voudrais cracher au visage.
Je m'en veux de ne pas avoir été l'Homme que j'aurais voulu être.
Au fond, je m'en veux de ne pas avoir réussi, moi non plus, à m'extraire de l'enfermement de ce brouillard alors que je sentais son emprise grandir en moi...
Aujourd'hui, je vous quitte et ne reviendrai pas vous dire où vais-je prendre mon exil...Philosophiquement,
Edgar
Un grand bruit. Puis, le calme. Uniquement perturbé par le bruit des scopes qui, au loin, rythmaient des vies boiteuses...
A aucun moment, Edgar ne se serait jamais douté que la représentante en charge de remettre les convocations pour le Prix Nobel de physiologie ou médecine allait frapper à sa porte, quelques heures plus tard. Son modèle prototype d'implantation mini-invasive de cœur avec prise en charge de sa dimension ischémique par l'implication de cellules souches mésenchymateuses de moelle osseuse autologue faisait partie des trois lauréats et avait, à n'en pas douter, toutes les chances d'être titré. Edgar ne se serait jamais douté que les yeux remplis d'admiration et d'attrait de la représentante auraient débouchés sur un amour apaisant, une vie reconstruite et fondée sur la sérénité. Edgar ne se serait jamais douté que la famille de Dan allait chercher à le joindre pour le remercier de son investissement sans faille alors que son mentor, lui, avait estimé n'avoir plus aucune chance et ne voulait que l'obliger à décupler son potentiel et à lui donner une dernière leçon... Une leçon pour l'obliger à tirer un trait et repartir sur une nouvelle page.
Divine ironie !