Pour le citoyen « responsable », l’avion fait partie de ces petits arrangements avec la conscience écologique.
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Ils ont renoncé aux Coton-Tige, au Nutella et même à l’harmonie scandinave de la cuisine depuis l’adoption du lombricomposteur et des moucherons qui vont avec. Alors pas question d’annuler le Paris-New York de cet été… Ils embarqueront avec les enfants, trop de bagages et ce léger sentiment de culpabilité qui gagne, depuis peu, ceux qui ont l’heur de voyager et de songer à leur bilan carbone.
Malaise et premières tensions entre copains, devant la pizza quatre légumes. Peut-on se dire écolo tout en s’envolant pour le week-end à Porto ? L’avion sème la zizanie. D’un côté, ceux qui connaissent les chiffres et commencent à s’interroger. De l’autre, ceux qui ne veulent surtout ne rien savoir de peur d’objectiver ce qu’ils pressentent : tous ces efforts louables pour acheter en vrac ou cuisiner les légumes bizarres du panier Amap n’auront rimé à rien s’ils prennent la direction de l’aéroport.
Quarante fois plus polluant que le train
Ne me dites pas… Qu’un aller-retour Paris-New York envoie plus d’une tonne de gaz carbonique dans l’atmosphère par passager, soit autant qu’une année de chauffage et le cinquième des émissions annuelles d’un Français. Que tout trajet national ou européen en avion pollue quarante fois plus que le TGV, sept fois plus que le bus, deux fois plus qu’une voiture avec trois passagers. Que le secteur aéronautique est responsable de 2 % des émissions mondiales de CO2. Soit deux fois plus qu’un pays comme la France.
2 % seulement ? Et vous me priveriez pour si peu de la petite semaine andalouse prévue à Pâques ? Un chiffre trompeur, selon l’Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie (Ademe) qui souhaite « briser le tabou » en lançant « un débat démocratique sur la maîtrise du développement du transport aérien ». Car ce secteur connaît une croissance exponentielle (quatre milliards de passagers en 2018, le double prévu dans vingt ans), et les progrès technologiques qui y sont attendus ne suffiront pas à absorber l’explosion de ses émissions de gaz à effet de serre.
« En huit heures de voyage, je fous en l’air une année de zéro déchets et 95 % de consommation locale et responsable. » Isa, du blog “Let’s go”.
Cerise sur le brownie du plateau-repas : il est exempté de tout accord onusien de réduction des émissions. La croissance de ces dernières fera simplement l’objet d’une compensation carbone, à partir de 2020, pour les vols internationaux.
Bref, au vu de cet « impact considérable sur le réchauffement climatique planétaire, impact qu’on peut évaluer à 5 % si l’on prend en compte l’ensemble des gaz à effet de serre émis, et pas seulement le CO2 », il est urgent de « rechercher une baisse du trafic aérien », insiste Lorelei Limousin, du Réseau Action Climat. Qui observe l’émergence d’une prise de conscience, y compris hors des cercles militants.
C’est vrai que l’on se vante moins de la petite escapade balinaise, sur les réseaux sociaux. Toujours un fâcheux pour vous renvoyer à votre empreinte carbone… Chez les blogueurs voyage, le temps est même venu de l’introspection. « En huit heures de voyage, je fous en l’air une année de zéro déchets et 95 % de consommation locale et responsable, écrit Isa, du blog Let’s go. Je commence à ne plus vivre bien avec ça. En résumé, je suis une grosse hypocrite. »
« Schizophrène », même, se flagelle Pierre Grante, 30 ans, blogueur d’Un notre monde, temporairement installé en Thaïlande. « On sait que voyager fait partie des activités nocives pour l’environnement. Mais on empêche le cerveau de trop y penser pour ne pas se sentir coupable. Moi qui me prétends écolo, qui suis végétarien, j’ai une empreinte beaucoup plus forte que ceux qui n’ont pas les moyens de voler. »
Elle affleure, déstabilise, crispe à tous les coups, cette question de l’avion. Dissonance cognitive, diagnostiquent les psys, face à une telle incohérence entre convictions et pratiques. Car les accumulateurs de miles sont aussi ceux qui ont la volonté, les moyens, de manger bio et de rouler à vélo électrique.
Juliette Belliard, 28 ans, professeure d’anglais, incarne parfaitement ce malaise : « J’ai tout bon sauf l’avion ! », avoue-t-elle d’emblée. Colocation, refus de passer le permis de conduire, régime végétarien depuis sept ans. Mais Jordanie en ligne de mire pour les vacances. « Le voyage annuel en avion, je n’arrive pas à l’abandonner. Sans ça, je n’aurais pas le courage de tenir les autres résolutions. C’est ma récompense. » L’avion, dernière frontière du citoyen en transition écologique. Sacrifice ultime, une fois entrecôtes et SUV abandonnés.
1 500 jets privés pour le sommet sur le climat
Des figures héroïques de renonciation se dressent, barrant la piste d’envol de leurs bras écartés. L’adolescente suédoise Greta Thunberg en tête, qui s’est fait connaître en interpellant les puissants sur leur inaction climatique. En janvier, elle a rejoint le Forum économique mondial de Davos (Suisse) en trente-deux heures de train, avant de dénoncer les 1 500 jets privés des dirigeants venus évoquer le réchauffement climatique.
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Deux autres Suédoises, Maja Rosen et Lotta Hammar, ont lancé une campagne de boycottage : « We stay on the ground 2019 » (« Nous restons au sol en 2019 »), déjà suivie par 15 000 de leurs compatriotes. A Vienne, il y a trois ans, Magdalena Heuwieser les avait devancées avec son manifeste et réseau international « Stay grounded » pour en « finir avec l’avion roi ».
Au Danemark, le quotidien de gauche Politiken vient d’annoncer que ses journalistes ne prendraient plus de vols intérieurs, que ses pages Voyage, aussi, seraient repensées : priorité aux pays nordiques. Sur Twitter pullulent les hashtags incitant à la détox aérienne ou témoignant d’une nouvelle « honte » de voler (#flyingless, #stopflying, #flightfree2019, #flugscham, #flygskam…). Des universitaires et chercheurs y mettent désormais en scène leurs épopées en chemin de fer, comme ces climatologues qui ont fondé le collectif No Fly Climate Sci (« Ne prenez pas l’avion, climatologues »).
« Au voyage en avion est lié un imaginaire de déconnexion de ce monde hyper rapide, hyper techno. » Amélie Anciaux, Université catholique de Louvain
Et les Français ? Pour 35 % des interrogés par l’Ademe, en 2018, « ne plus prendre l’avion pour les loisirs » est un objectif dont ils se sentent « incapables » ou qui serait « difficile ». Si l’échantillon était réduit aux seuls clients de l’aérien, ce pourcentage serait encore plus fort, se doute l’Ademe. « Au voyage en avion est lié un imaginaire de déconnexion de ce monde hyper rapide, hyper techno, observe Amélie Anciaux, qui prépare une thèse à l’Université catholique de Louvain (Belgique) sur la consommation verte. En vacances, j’oublie tout, même mon empreinte carbone. C’est l’exception écologique. »
Pour l’instant dominent donc le déni, l’irritation contre les « Khmers verts » et autres « Notre-Dame-des-Landes », les petits arrangements avec la conscience écologique. « Les voyages m’ouvrent les yeux sur ce qu’endure la planète », entend-on. Ou encore : « Les avions décolleront sans moi de toute façon. » Et : « Avec tous les efforts que je fais, l’avion me rapproche simplement des émissions moyennes des Français. » De même : « J’irai au Pérou, mais sur place, si je vois un gars jeter un papier gras sur le Machu Picchu, je l’éclate ! »
Le kérosène non taxé
Tout pousse à emprunter le prochain couloir aérien. Les incessantes publicités incitant à « succomber aux envies d’ailleurs », les billets low cost, les promotions du Web, les programmes de fidélisation, les pouvoirs publics se félicitant de la croissance du secteur aérien – et le subventionnant. Sans compter les alternatives qui manquent ou coûtent cher. Les trains de nuit disparaissent (plus que deux en circulation dans l’Hexagone). Même sur un trajet de 500 kilomètres, l’avion bat souvent le train, côté porte-monnaie.
Car les dés sont pipés, déplore Matthieu Orphelin, député (ex-LRM désormais non-inscrit) du Maine-et-Loire, proche de Nicolas Hulot, qui « ne consomme l’avion qu’avec modération ». Contrairement à l’essence et au diesel, le kérosène n’est pas taxé, comme l’ont remarqué les « gilets jaunes », alors qu’il pourrait l’être pour les vols intérieurs. Les billets nationaux ne sont pas soumis à la TVA à taux plein, encore moins à la contribution énergétique.
« Pour baisser les émissions de la France de 3 % chaque année, tous les secteurs doivent contribuer, rappelle le député. L’avion symbolise les grands voyages, la liberté. Mais il n’y aura pas de tourisme dans un monde dévasté. Même s’il bouscule toute une culture, le sujet de l’aérien va s’imposer. » Au niveau européen ? L’idée d’une taxe sur les rejets de CO2 des avions revient régulièrement (le 12 février, encore, sur proposition néerlandaise) avant de s’effacer, telle une traînée de condensation striant le ciel.
Dans la génération Erasmus et Ryanair, pourtant, l’idée d’un « flexitarisme » aérien commence à faire son chemin. « Moi, je suis flexitaérien », se vantera-t-on bientôt ? Comme pour la viande, pas question de s’interdire, mais de réduire allègrement. Les vols d’agrément en priorité puisque, au boulot, proposer une téléconférence ne réjouit pas, hors période d’économies. Un long-courrier par an, de rares vols européens, plus le moindre en France ? Chacun se fixe un cadre moral de bric et de broc. Ex-grand voyageur repenti, Juan Martinez, 28 ans, chargé de mission environnement dans une mairie, s’accordera « un vol par an, mais pas de long-courrier ».
Récemment, il a gagné le Maroc en ferry (48 heures), la Catalogne en train de nuit, covoiturage et bus (17 heures). « C’est la suite logique de tout ce que j’ai entrepris pour réduire mon impact. Je reprends conscience des distances, je regarde les paysages traversés. Le déplacement redevient une aventure, une composante du voyage. »
A l’université parisienne de Jussieu, le 8 février, les étudiants ont programmé leur première grève climatique, une semaine plus tard, et formulé leurs revendications prioritaires. Dont l’interdiction des vols intérieurs.
« Nous essayons de renforcer l’offre sur la France et l’Europe, à pied et à vélo, en prenant le train. » Jean-François Rial, PDG de Voyageurs du monde
Sentant poindre cette sobriété stratosphérique, Air France permet depuis septembre 2018 à ses clients de compenser les émissions carbone de leur voyage en finançant la plantation d’arbres dans le pays de leur choix pour quelques dizaines d’euros.
Le PDG de Voyageurs du monde, Jean-François Rial, affiche lui aussi des tarifs « comprenant la compensation carbone à 100 % des transports des clients et collaborateurs ». Mais surtout, il s’interdit désormais de proposer certains voyages « inacceptables » : « Les long-courriers en dessous de cinq nuits, les allers-retours en Europe dans la journée, c’est non ! Nous essayons aussi de renforcer l’offre sur la France et l’Europe, à pied et à vélo, en prenant le train. »
Cyclotourisme et succès du Guide Chilowé
Le voyage lent et de proximité, voilà qui est du dernier chic. En témoignent le boom du cyclotourisme ou le succès du guide Chilowé des « micro-aventures de plein air et de courte durée près de Paris » – de Lyon, Bordeaux et Nantes, aussi, bientôt. Descendre la Seine en paddle, écouter le brame du cerf à Rambouillet ou en Sologne, bivouaquer un soir de semaine…
« Pas besoin d’un vol transcontinental, la France est un immense terrain de jeu », pour le cofondateur de Chilowé, Thibaut Labey, trentenaire « culpabilisé par un récent voyage en Colombie-Britannique [ouest du Canada] ».
Guillaume Cromer, lui, se dit en plein « deuil » de plaisirs aériens. Cet expert ès tourisme durable persuade les collectivités locales que « les premiers touristes de demain seront intrarégionaux ». Il leur faut donc « construire de nouveaux imaginaires sur l’ailleurs, dépayser grâce à des hébergements atypiques, comme les cabanes perchées ». Perchées bien haut pour voir la cime des arbres, comme depuis le hublot.
Quatre conseils pour les irréductibles
Eviter les vols intérieurs et intra-européens
Six vols aller-retour Paris-Marseille émettent autant de C02 qu’un Paris - New York. Sur une même distance, le TGV émet 40 fois moins que l’avion. Même la voiture est moins polluante que l’avion dès lors qu’au moins deux personnes sont à bord. Autres solutions pour les distances inférieures à 1 500 km : le covoiturage ou l’autocar.
Bien choisir les vols internationaux
Privilégier les vols sans escale, la consommation de kérosène étant accentuée lors des décollages et atterrissages. Voyager léger et plutôt en classe éco : les émissions associées à un vol en classe affaires ou en « first » sont trois fois plus importantes, la taille des sièges réduisant le nombre de passagers convoyés pour une même quantité de kérosène. Choisir une compagnie dont la flotte est récente, donc moins énergivore, et dont le taux de remplissage est élevé.
Ralentir
Se rendre à l’aéroport en transports en commun. Une fois sur place, se déplacer en train ou à vélo. Rester le plus longtemps possible pour amortir le coût carbone du vol.
Compenser
Si elles ne sont pas indiquées sur le billet d’avion (comme la réglementation le prévoit), calculer les émissions de CO2 liées au vol (sur le calculateur en ligne de la Direction générale de l’aviation civile par exemple), puis verser à une organisation spécialisée dans la compensation carbone la somme finançant la réduction d’une quantité équivalente de gaz à effet de serre (grâce à des plantations d’arbres notamment). Certaines compagnies aériennes proposent directement ce service lors de la réservation des billets.