Ce lundi 3 mai, journée mondiale de la liberté de la presse, les journalistes Morgan Large et Nadiya Lazzouni - l'une victime d'intimidations répétées dont un sabotage de voiture, l'autre menacée de mort - ont reçu un courrier du ministère de l'Intérieur refusant de leur accorder une protection rapprochée. Dans un contexte de montée des agressions envers les journalistes, comment les protéger ?
Morgan Large et Nadiya Lazzouni sont toutes deux journalistes, et femmes. A priori, les points communs s'arrêtent là : l'une, Bretonne, spécialisée dans l'investigation sur l'agro-industrie, est indépendante et sillonne les routes du Centre-Bretagne avec carnet et micro pour sa radio locale, Radio Kreiz Breizh. L'autre, basée à Paris, créatrice du média Speak Up Channel où elle parle d'auto-entreprenariat, de féminisme et de défense des minorités (elle-même porte le voile), a récemment rejoint Le Média en tant que journaliste et productrice vidéo. Elles partagent pourtant une expérience professionnelle bien particulière : le 14 avril dernier, toutes deux ont porté plainte, séparément, pour menaces reçues dans l'exercice de leur métier. Morgan Large, parce qu'après une longue suite d'intimidations incluant coups de fils en pleine nuit et intrusions dans sa propriété, elle a découvert que sa voiture avait été sabotée, comme nous le racontions ici. Nadiya Lazzouni, parce qu'elle a reçu une lettre d'insultes racistes et de menaces de mort, déposée directement dans sa boîte aux lettres.
Lundi 3 mai, la réponse du ministère de l'Intérieur à la demande de protection rapprochée des deux journalistes est tombée : "Les évaluations des services de lutte anti-terroriste ont conclu à une absence de menace susceptible de justifier la mise en place d'une protection rapprochée."
Cette demande de protection rapprochée auprès du ministère a été envoyée le 13 avril dernier par les syndicats SNJ, SNJ-CGT, CFDT-Journalistes, et le collectif Reporters en colère, qui écrivaient alors au ministre de l'Intérieur, Gérald Darmanin: "Monsieur le Ministre, il est de votre responsabilité de tout mettre en œuvre pour protéger immédiatement la vie de ces deux journalistes, deux jeunes femmes, attaquées, menacées, violentées parce qu'elles n'ont rempli que leur mission d'informer. (...) Le modus operandi est toujours le même : viser des journalistes pour les faire taire, pour les empêcher de faire leur travail." La lettre formulait un souhait clair envers les autorités : "agir immédiatement (...) pour que Nadiya Lazzouni et Morgan Large puissent poursuivre leur travail en toute sécurité". Mais si dans sa réponse, Beauvau affirme sa "détermination à faire concilier la liberté d'expression au droit à la sécurité", le SNJ a regretté une lettre "laconique". Dans les faits, pour Nadiya Lazzouni et Morgan Large, rien n'a bougé, ou presque.
"J'AI PROVISOIREMENT QUITTÉ PARIS"
La lettre anonyme, Nadiya Lazzouni l'a reçue le 8 avril dernier. Elle avait été déposée sans timbre dans sa boîte aux lettres parisienne, dans une enveloppe carrée ornée d'un "CONFIDENTIEL" surligné au Stabilo. Avalanche manuscrite de haine et de menaces de violence et de mort : "Tu fermes ta gueule et tu dégages", "saloperie d'islamiste"... "Je relie cette lettre de menaces au contexte politico-médiatique," explique la journaliste, qui énumère : "Le projet de loi contre le séparatisme qui devait être contre l'islamisme mais on voit qu'il est en fait contre l'islam, ces amendements contre les mères voilées accompagnatrices ou les soi-disant prières dans les universités - alors que les universités sont fermées..." Elle soupire : "Il y a actuellement un climat délétère, qui stigmatise tout un pan des minorités nationales."
Alors Nadiya Lazzouni n'a pas "fermé [s]a gueule" : non seulement elle a tweeté, témoigné sur BFM TV, mais elle a aussi écrit au président Macron, dit-elle. L'Élysée a rapidement pris contact avec elle, mais n'a pas pu la reloger, comme elle le demandait. La dernière fois qu'elle a eu de leurs nouvelles, elle était hospitalisée suite à une crise d'angoisse : "Le lundi 12 avril à 21:23, on m'a demandé par SMS : «Ça va ?» J'ai répondu à 00:30 : «Non, ça ne va pas, je suis à l'hôpital.» Depuis, plus rien." Jusqu'à ce refus de protection rapprochée, dans la lettre adressée au SNJ. Ce qui l'étonne un peu, puisque la lettre de menaces est jusqu'ici restée chez elle, "rangée dans un sac de congélation" pour ne pas l'abîmer, et n'a été étudiée par aucun fonctionnaire de police : "Comment on a pu apprécier le caractère sérieux de ces menaces, alors qu'aucun examen n'a pu être entrepris ?" C'est seulement au lendemain du refus de protection rapprochée que la police a pris contact avec elle pour étudier le document.
Elle qui avait "quitté provisoirement Paris pour trouver quiétude et sécurité en attendant la réponse du ministère de l'Intérieur" se dit "scandalisée" et dénonce "l'affront supplémentaire" qu'est cette réponse laconique. "Il y a un sentiment de deux poids, deux mesures," dit-elle en comparant sa situation et celle de Christine Kelly, reçue à l'Élysée après avoir été menacée de mort.
"LES COUPS DE FIL LA NUIT CONTINUENT"
Morgan Large réussit toujours à plaisanter de la situation, pourtant pas franchement drôle : dans la réponse du ministère de l'Intérieur, "ils ont écrit «la radio franco-bretonne Kreiz Breizh», comme on aurait dit «franco-iranienne», c'est étonnant pour le ministère de l'Intérieur..." Elle a déposé plainte le 14 avril 2021 pour "dégradations volontaires par moyen dangereux, dégradations légères et entrave à la liberté d'expression", après avoir trouvé sa voiture sabotée. Depuis, "les coups de fil anonymes et silencieux la nuit continuent," dit-elle : "C'est assez régulier, toujours vers minuit trente. J'en ai encore reçu un dans la nuit de mardi à mercredi dernier." Elle souhaitait une protection rapprochée, ou au moins un numéro de téléphone d'urgence : le procureur de la République lui a répondu que "le périmètre de [s]es prérogatives et le cadre des infractions visées, ne [lui donnaient] pas compétence pour répondre favorablement à ces demandes". À la place, "en cas de suspicion sérieuse de comportement malveillant ou de survenance d'un incident la visant", on lui a conseillé de se rendre à la gendarmerie de Guingamp : "C'est à 50 minutes de chez moi," rit-elle. "Il faut mettre ça en perspective avec la cellule Déméter [une cellule de renseignement qui surveille les opposants à l'agriculture industrielle, ndlr] : des patrouilles de gendarmerie pour défendre les agriculteurs des intrusions, les protéger des militants, quoi. Là, on met des patrouilles. Moi, j'ai demandé juste un numéro d'urgence, et je ne l'ai pas eu."
LIBERTÉ DE LA PRESSE : FRANCE, POLOGNE, TURQUIE... MÊME COMBAT ?
Morgan Large habite un territoire si rural qu'un "camping-car du service public" a été mis en place pour compenser les fermetures successives, nous dit-elle : "On est un peu les oubliés de la République." Elle parle de sa région désertée, mais Nadiya Lazzouni pourrait dire la même chose, elle qui explique être devenue auto-entrepreneuse par dépit tant il est "hyper compliqué" de trouver un emploi en tant que femme voilée. Son arrivée au Média, début avril, marquait "la première fois qu'un média français embauche une femme qui porte le voile pour apparaître à l'écran", note-t-elle.
"Si le ministère est à ce point « détermin[é] à faire concilier la liberté d'expression au droit à la sécurité », pourquoi cette impression que la menace est prise à la légère ?" se demandent les syndicats SNJ, SNJ-CGT, CFDT-Journalistes, et le collectif Reporters en colère dans un communiqué publié le 5 mai. Car Large et Lazzouni ne sont pas les seules journalistes à avoir subi menaces et intimidations ces derniers mois. Une équipe de France 2 a été agressée par un agriculteur qui leur a foncé dessus en voiture. Une localière de France 3 a été blessée en Ardèche par un coup de poing dans sa caméra sur un marché. Un photojournaliste à Reims a été grièvement blessé et s'est retrouvé dans le coma à la suite d'une attaque lors d'un reportage et gardera des séquelles à vie. Emmanuel Vire (SNJ-CGT) voit un "manque de sévérité du ministère de l'Intérieur" dans le traitement sans suite des demandes de protection des journalistes, notamment du cas "proprement scandaleux" du refus de protéger Morgan Large, "cible de plusieurs actions", et Nadiya Lazzouni, dont l'évaluation du sérieux des menaces "semble avoir été faite au doigt mouillé," regrette-t-il. Contacté par ASI sur les éléments ayant permis de juger de "l'absence de menace" envers les deux journalistes, le ministère de l'Intérieur nous a renvoyés vers la DGSI, qui ne nous a pas répondu.
Emmanuel Poupard du SNJ et Emmanuel Vire du SNJ-CGT saluent tous deux la publication du rapport Delarue, publié le 3 mai, qui a conclu à "une forte dégradation" des relations entre la presse et les forces de l'ordre et propose des solutions afin de mieux protéger les médias. Le rapport préconise de "garantir la sécurité physique des journalistes dans les manifestations en toutes circonstances, en leur permettant s'ils le souhaitent de se placer derrière les cordons des forces de l'ordre". Pour Emmanuel Poupard, on est encore loin du compte : "Il faudrait commencer par appliquer la base de la protection des journalistes, il y a plein de choses qui ne sont pas appliquées : les journalistes se font taper en manifestations, subissent des arrestations arbitraires..." énumère-t-il. "Ces dernières années, on eu le sentiment de glisser de plus en plus vers un État policier. La majorité s'est mis la presse à dos."
La lettre de refus de protection rapprochée de deux journalistes durant la journée mondiale de la liberté de la presse a fortement déplu aux syndicats. D'autant que dans son rapport annuel, publié le même jour que la lettre de refus, la Plateforme pour renforcer la protection et la sécurité des journalistes du Conseil de l'Europe alerte sur la situation française : "La France, la Pologne, la Turquie et l'Ukraine comptent le plus grand nombre de cas d'intimidation et de harcèlement de journalistes". Selon Emmanuel Vire, les syndicats de journalistes vont devoir "pousser les autorités à prendre les mesures nécessaires" à la protection de leurs collègues : "Il y a comme une contradiction entre ce qui vient d'être dit dans le rapport Delarue et la manière dont on traite deux journalistes menacées."