Très attendue et un peu redoutée par les amoureux du cyclisme, la série Netflix consacrée au Tour de France sort enfin ce jeudi (8 juin, à 9 heures), et réussit son défi. Grand spectacle qui ne sacrifie pas la justesse, elle rend un bel hommage à ce sport et à ses acteurs, et devrait plaire à un large public.
L’artillerie lourde… et efficace
Ils étaient partout lors du dernier Tour : autour des bus, des hôtels, dans la course et à côté, on ne pouvait faire un pas sans tomber sur les caméras de Netflix, dont les hommes déambulaient, affectés par binômes aux huit équipes qui se sont prêtées au jeu.
Forte du triomphe de « Drive to survive », qui avait ouvert le monde de la Formule 1 au grand public, la plateforme a repris la recette gagnante, et transpose un canevas similaire à la Grande boucle. Avec pour fil rouge les trois semaines de juillet, les huit épisodes sont scénarisés autour des objectifs d’une équipe, et plus particulièrement d’un coureur, enchaînant habilement images de la course, de ses coulisses, et analyses à froid des principaux acteurs et de consultants.
Déployant tout son savoir-faire, dans un sport dont la télégénie n’est plus à démontrer, la mise en scène léchée fait honneur à l’intensité folle et au sublime décor de la plus grande course du monde. Sa brutalité impitoyable est amplement soulignée : ralentis appuyés, musique et sons élaborés, montage serré… On n’a pas lésiné sur la dramaturgie, mais c’est de la belle ouvrage. Les images embarquées – et le travail sur le son – soulignent le miracle permanent qu’est la course en peloton, on est pris par le stress des obstacles, des numéros d’équilibriste dans des trous de souris, de la prise de risques permanente pour déjouer tous les dangers des situations tendues. Un miracle qui a ses ratés : on pourra regretter l’insistance sur les chutes, qui ont la part belle. Certes, elles sont nombreuses et spectaculaires dans le cyclisme actuel, a fortiori les premiers jours du Tour, sans doute la course la plus nerveuse de l’année, mais on craint dans les premiers épisodes qu’elles soient les seules péripéties de la course mises en avant… Cela s’atténue heureusement par la suite, elles prennent moins de place (ce qui est aussi le reflet de la course) et on souffle : on évitera donc le matraquage racoleur.
David Millar, Steve Chainel, Orla Chennaoui (figure britannique d’Eurosport) et les autres décryptent les enjeux et les codes de cette « jungle » obscure pour les profanes, avec un certain brio, quitte à logiquement simplifier parfois par souci de pédagogie.
Quelques flash-backs bienvenus éclairent les faits marquants du passé des coureurs mis à l’honneur, leurs titres de gloire et leurs déconvenues, ou plus récemment leur préparation en altitude ou leur intimité familiale – Thibaut Pinot ouvre ainsi ses portes, au milieu de son cheptel de Mélisey. Inévitablement, la narration n’est pas exempte d’ellipses et de redites : certaines étapes passent à la trappe ou sont expédiées, d’autres séquences reviennent plusieurs fois, mais avec un angle différent, et la chronologie réelle est parfois un peu maltraitée. Le prix à payer pour raconter une histoire, et la série ne pouvait sans doute être exhaustive, d’autant que certaines équipes ont refusé d’ouvrir leurs portes, UAE Emirates notamment.
La machine est donc bien huilée, la production à la hauteur de l’immense organisation qu’est le Tour, le divertissement est bien fagoté, mais manquerait d’âme s’il ne faisait la part belle à l’incarnation.
Humains, trop humains
Un grand mérite de la série est de mettre en lumière, même si c’est parfois en forçant le trait, la pâte humaine de ce milieu : malgré les enjeux qui ont fait un sort à son passé artisanal et romantique, malgré l’optimisation scientifique de la performance, le cyclisme reste fondamentalement une affaire d’hommes.
Voir les visages des coureurs, sans casque et lunettes fumées, entendre leurs tourments, leur détermination, leurs ressorts profonds, l’émotion d’un Fabio Jakobsen ou les craintes du futur vainqueur Jonas Vingegaard, est précieux. Écouter leurs directeurs sportifs ou leurs patrons confier leurs objectifs, leurs doutes, leurs choix, éclaire sur la dimension psychologique qui, parfois oubliée sous le boisseau des watts et des « marginal gains », demeure pourtant majeure.

Le phénomène Wout Van Aert, un atout majeur et une délicate gestion de ses ambitions pour le staff de Jumbo-VIsma. (Netflix)
Les suiveurs avertis se délecteront de certaines séquences éclairantes : Wout Van Aert qui demande s’il peut jouer sa carte sur une étape, au risque de pénaliser les intérêts de son leader, et fait face aux réticences du staff de son équipe (Jumbo-Visma), ou le vieux briscard Geraint Thomas qui, dans la position inverse chez Ineos-Grenadiers, rechigne à l’idée de laisser son jeune équipier Tom Pidcock tenter sa chance… On n’en divulgâchera pas plus, et pour cause : la série ne dévoile rien de vraiment fracassant, même si on vit quelques séquences que la communication propre des équipes, généralement verrouillée, évite parfois, et qui feront parler.
Les figures de l’encadrement sont mises à l’honneur. On retrouve bien sûr Marc Madiot, patron de Groupama-FDJ, sans surprise dans le rôle et les discours habités qu’on lui connaît bien, mais aussi, des confidences des managers de la « petite » Alpecin-Deceuninck à la franchise de Jonathan Vaughters, qui joue la survie de son équipe (Education First-Easypost) en mal de résultats, en passant par l’émotion débordante de Julien Jurdie, directeur sportif chez AG2R-Citroën, qui vit jusque dans sa chair (tatouée) le destin de sa formation, une galerie de personnages riche à découvrir… Ou approfondir pour les connaisseurs.
Les touristes et les puristes
Comment plaire au grand public, et concevoir un produit divertissant, qui lui dévoile les subtilités et codes d’un milieu relativement ésotérique, sans le trahir en le romançant à l’excès ? Le succès de la série consacrée au championnat de Formule 1 avait suscité quelques bémols : la réussite avait été indéniable, mais la tendance à scénariser à outrance, notamment pour monter en épingle des rivalités, avait été pointée du doigt.
Pédagogie et spectacle, mais fidélité et réalisme : c’était la quadrature du cercle, et le résultat est honorable. Bien sûr, on trouvera des esprits chagrins pour regretter tel effet trop appuyé, tel choix éditorial ou telle personnalité un peu caricaturée pour les besoins de la cause, pour une production bien ficelée, mais un peu formatée et sans surprise. Reste que dans l’ensemble, on peut estimer que l’objectif révélé par Dolores Emile, directrice des séries-documentaires chez Netflix France, de plaire « aux puristes et aux touristes », est atteint.
« J’espère que ce que les gens retiendront de cette série sur notre sport, c’est que c’est vraiment un sport d’équipe » Richard Plugge (Jumbo-Visma)
Essayant de se mettre tour à tour dans la peau d’un spectateur profane et dans celle d’un connaisseur sourcilleux, on n’a pas retenu de grief majeur. La série pourrait réunir le spectateur de juillet, mais aussi l’aficionado qui suit toute la saison, jusqu’aux courses les plus mineures et exotiques, qui y trouvera lui aussi son compte même sans être le cœur de cible. Et même votre ami(e) qui ironise sur votre fanatisme pour « des mecs qui ne font que pédaler » – et qui comprendra que c’est tellement plus que ça, découvrant toute la dimension tactique, collective et mentale de ce sport unique, magnifié par sa narration.
Car à la fin, le Tour de France, géniale création de journalistes de presse écrite, est-il autre chose qu’un grand récit ? Un récit qui survit aux différents médias qui l’ont adopté et sublimé : la radio, la télévision… Et maintenant une série : pour sa grande histoire, ce nouveau genre n’est qu’un chapitre de plus. Alors ne boudons pas notre plaisir de le voir accéder à cette forme contemporaine de consécration : jeudi 8 juin, à 9 heures, c’est déjà juillet qui revient, laissez-vous prendre au Tour… de magie.
Les 8 équipes filmées par Netflix : AG2R-Citroën, Alpecin-Deceuninck, EF Education-EasyPost, Groupama-FDJ, Ineos Grenadiers, Bora-Hansgrohe, Jumbo-Visma, Quick-Step Alpha Vinyl.