Une décennie de cyclisme est sur le point de s’achever. Théâtre d’évolutions qui ont bouleversé le paysage du peloton, elle a dû composer avec les casseroles de Lance Armstrong, personnalité majeure des années 2000, et l’arrivée en fanfare de l’escadron noir du Team Sky. Retour sur les « années Sagan », ce qu’elles ont été, ce qu’elles ont changé, et l’héritage qu’elles ont laissé.
À l’aube de cette décennie nouvelle, deux astres se sont rencontrés dans la chaleur de l’été australien. Le premier, connu sous le nom de Lance Armstrong, venait en ce lieu entamer la première étape de son chant du cygne. Le second, nommé Peter Sagan, y débutait une carrière appelée à être couronnée de hauts faits. Coureurs et personnalités aux différences bien marquées, l’Américain et le Slovaque ont ceci en commun d’avoir dominé le sport cycliste – dans l’ensemble de ses dimensions – comme aucun autre coureur de leurs temps respectifs. Deux astres autour desquels ont gravité tous les autres.
Pour le public, le fantasque Sagan a réinventé les codes policés du peloton, avec un cocktail détonant de domination physique et de plaisanteries plus ou moins bien senties. Dans sa musette, on trouve du très lourd : sept exemplaires du Maillot vert du Tour de France (record absolu), un Tour des Flandres, un Paris-Roubaix, une rangée de succès d’étapes, et surtout une triple couronne de champion du monde (record codétenu avec Binda, van Steenbergen, Merckx et Freire), pour un total bien dodu de 113 victoires professionnelles (seulement devancé, sur l’ensemble de la décennie, par les 117 succès d’André Greipel). Depuis la retraite sportive de Fabian Cancellara, « Tourminator » est devenu le personnage n°1 du peloton, un statut en accord avec l’imagerie arc-en-ciel qui le suit depuis quelques années maintenant. Dans le sillage du Slovaque, c’est toute l’Europe centrale, de la Pologne à la Slovénie, qui a révélé au monde nombre de ses talents au plus haut niveau (Kwiatkowski, Majka, Roglič, Štybar…). Une tendance qui tend à se confirmer avec l’émergence de Pogačar et Mohorič.
Qu’est-il en revanche advenu du pays de Lance Armstrong, impitoyable patron des années 2000 ? Sur les traces sulfureuses du Texan et son attelage de l’US Postal, une génération entière de coureurs américains avait prospéré : Tyler Hamilton, Floyd Landis, Levi Leipheimer, George Hincapie, David Zabriskie… ceux-là mêmes ayant joué un rôle dans la chute du supposé tyran. Issu du même peloton, le vétéran Christopher Horner s’est affiné comme le bon vin pour remporter, à la surprise générale, une Vuelta. Mais la bannière étoilée a surtout peiné à régénérer son calendrier et faire éclore des talents. Si Tejay Van Garderen et Taylor Phinney ont pu faire illusion, ils n’ont pas su concrétiser en course, pour raisons diverses, leur indéniable potentiel physique. Le reste du contingent, lui, n’a pas suivi. Les bons résultats observés ces dernières années dans les équipes nationales de jeunes suggèrent néanmoins le signe d’un redressement espéré, pour enfin enterrer les démons du passé.

Au royaume de Lance Armstrong, Espagnols et Italiens étaient les princes. Deux couronnes olympiques (une chacun), sept titres de champion du monde, sept autres médailles mondiales, des victoires à la pelle sur les Monuments (les Transalpins allant même jusqu’à gagner quatre des cinq épreuves d’un jour sur l’année 2002, avec autant de coureurs différents), une domination tout bonnement ahurissante de leur scène nationale (11 Giri consécutifs remportés par les Italiens jusqu’au succès de Contador en 2008 ; 8 triomphes espagnols sur la Vuelta entre le début du siècle et le sacre de Nibali en 2010). Depuis lors, les deux superchampions briseurs de règne sont les seuls locaux à s’être imposés sur la route dans « leur » Grand Tour, marquant l’internationalisation croissante de ces épreuves au long cours. L’affaiblissement des structures nationales – disparition d’équipes (Lampre, Liquigas, Euskaltel), présence dans l’élite réduite à la portion congrue (il ne subsiste aujourd’hui que Movistar) – a d’autant plus creusé cette récession.
Dans un espace que l’on imaginait occupé par le talent éblouissant d’un Andy Schleck, ce sont finalement la Grande-Bretagne et la Colombie qui se sont engouffrées à grandes pédalées. La première par la grâce de son équipe-totem, le Team Sky, la seconde par son incroyable vivier de grimpeurs de haut niveau.
Tout a été écrit sur Team Sky : la communication prétentieuse portée sur la recherche de « gains marginaux », les succès sur route adaptés des triomphes obtenus par les pistards britanniques, les polémiques constantes entretenant un lourd climat sur l’entourage présent et passé… Avec l’intrigant Dave Brailsford et le poli Chris Froome en chefs de file, les hommes en noir se sont bâtis un formidable palmarès à défaut de capitaliser sur un franc soutien populaire. La faute en incombe en partie à la tactique du cadenas si fréquemment utilisée par la formation britannique, à même d’enfermer l’adversité dans une expression contenue. Un scénario sans cesse renouvelé qui vaut, entre autres victoires, 7 Tours de France, 6 Paris-Nice, et 6 Critériums du Dauphiné – le tout avec 6 coureurs différents. Une domination collective rarement vue dans l’Histoire. Pas en reste, la Grande-Bretagne a réalisé un autre exploit historique : le grand chelem des Grands Tours sur une même année (2018), avec trois coureurs différents. Une absolue suprématie.

Autre nation périphérique du cyclisme à avoir sacrément eu le vent en poupe ces dernières années, la Colombie est très vite apparue comme une puissance majeure du peloton. L’émergence d’une génération exceptionnelle d’escaladeurs de la trempe de Nairo Quintana, couplée à la multiplication de tracés favorables aux grimpeurs, a bien servi cette ascension matérialisée par des résultats probants sur les courses à étapes. Le pays a ainsi collectionné les podiums sur les Grands Tours (quatorze sur la décennie, obtenus par cinq coureurs différents), et récemment achevé le triplé avec le sacre de Bernal sur le Tour de France. Portés par l’incroyable ferveur de leurs supporters, les « scarabées » n’ont probablement pas fini de dominer les sommets pour les saisons à venir.
Dans un sport où le cœur bat en Europe, l’Australie a réussi à consolider sa stature dans le peloton international. La croissance du Tour Down Under et la création de la performante structure Orica GreenEDGE ont permis l’accession au plus haut niveau d’une vingtaine de coureurs nationaux, pour un résultat d’ensemble relativement satisfaisant. À mesure que les années passent, le pays fait solidement partie du paysage et a de bonnes chances d’y rester pour longtemps.
Enfin, que penser du chemin parcouru par la France ? Il y a dix ans, elle échouait à qualifier neuf coureurs pour disputer les championnats du monde de Mendrisio. Témoignage humiliant d’un déclassement constaté tout au long de la décennie Armstrong, où faisaient alors illusion les victoires d’étapes acquises en baroudeur sur les routes du Tour. La famille du cyclisme français a depuis recouvré ses forces, sauvegardé tant bien que mal son très envié calendrier national, et retrouvé le chemin des podiums sur les plus grandes épreuves. L’image de Thibaut Pinot, Romain Bardet et Julian Alaphilippe abordant à toute berzingue la dernière difficulté des Mondiaux d’Innsbruck restera gravée dans les mémoires d’une bonne partie des suiveurs. Comme un marqueur imprégnant nos rêves de lendemains qui chantent pour la décennie à venir.
Par Alexandre Bardin (@AlexandreBardin)
Crédit Photo: freshwater2006 / Flowizm ... /Sean Rowe