Au terme de la saison 2019, l’équipe de Jean-René Bernaudeau, Total-Direct Énergie, a terminé première du classement Continental Pro. Ce qui lui permettra de pouvoir courir, si elle le souhaite, toutes les courses World Tour du calendrier en 2020. Mais en a-t-elle les capacités ? Entre les départs de tauliers, le peu d’arrivées, un sponsor Total qui semble peu impliqué, l’équipe inquiète. A tort ou à raison ?
« Alaphilippe ? il y a bien eu des contacts »
Aviez-vous axé votre saison, dès le départ, sur la course aux points ?
Oui. La règle était fixée au mois de septembre de l’année dernière mais elle a malheureusement évolué au mois de février. Ce devait être les 18 meilleurs World Tour et les deux meilleures Conti pro assurées de courir en World Tour. Et au mois de février, il y a eu un avenant mentionnant que si une une World Tour actuelle sortait des 18, elle serait repêchée. Ce serait donc la première place qui compterait et non les deux premières. Ça n’a pas été une nouvelle facile à digérer.
Parler de points, une nouveauté, chez Total Direct-Energie, non ?
Oui, chez nous, c’était interdit de parler de points ou de “top 10” avant. Et aujourd’hui on a fait tout le contraire. Culturellement, c’était compliqué, mais on a été obligés de ne parler que de ça toute l’année. Ce n’était pas renier ce qu’on était mais c’était s’adapter.
A l’instar des clubs de foot qui se battent pour l’Europe mais qui négligent cette compétition une fois le précieux sésame obtenu, on a le sentiment que TDE n’est pas armée pour le calendrier qui approche.
C’est le 22 octobre que la ligne d’arrivée a été franchie. Mais le 22 octobre, le marché est fini ! C’est une ligne d’arrivée qui n’est pas tracée où il faut, mais c’est comme ça. Le marché des transferts est ouvert très tôt, en août et il y a là un paradoxe qui n’est pas évident à gérer. J’ai fait comme j’ai pu mais une chose est sûre, c’est que c’est très compliqué.
Julian Alaphilippe fut évoqué à un moment. Rumeur infondée ?
Non, il y a bien eu des contacts. Je l’ai rencontré.
Mais aviez-vous seulement l’argent nécessaire pour le faire venir ?
Aujourd’hui, mon job c’est d’essayer d’avoir des profils qui me plaisent. Ensuite il faut que ça plaise aux sponsors. Et si la discussion avance bien avec le coureur, je propose et le sponsor dispose. C’est comme ça, une négociation, on ne me dit pas : “tiens, tu as tant, va faire tes courses”. Je ne fonctionne pas comme ça, je n’ai pas de budget. Je propose ce qui m’intéresse et je donne des garanties. Mais concernant Alaphilippe, je n’ai pas eu l’occasion d’aller plus loin.
Pourquoi les discussions n’ont-elles pas abouti ?
Je pense qu’il était dans un développement de carrière qui ne passait pas par nous, pour le moment. Il avait une structure solide autour de lui et il a privilégié la garantie de se faire un palmarès plutôt que d’aider une équipe à grandir. Ça peut évoluer, car le Julian Alaphilippe d’aujourd’hui, ce n’est pas celui d’il y a 2 ou 3 ans.
Dan Martin a lui aussi été cité parmi les potentielles recrues. A tort ou à raison ?
Dan Martin, ça s’est arrêté tout de suite. On ne voyait pas dans quelle case le mettre… C’est compliqué chez nous, on ne voulait pas dénaturer l’équipe, on n’a pas été très loin dans les discussions. Le coureur correspond à l’équipe, mais avec l’homme ça n’a pas accroché, je n’étais pas très emballé. C’est un très bon coureur mais je ne voyais pas, par rapport à Niki Terpstra, ce qu’il allait nous apporter.
Et quel a été l’apport de Terpstra cette année ?
Niki, quand je l’ai recruté, ça s’est fait sur une phrase que m’avait dite Philippe Gilbert : “si tu l’as contre toi, c’est la pire espèce. Mais si tu l’as avec toi, c’est le meilleur !”. Aujourd’hui, on est hyper contents concernant Terpstra, sur tout ce qu’il apporte à l’équipe : un mélange de culture, de professionnalisme, de ses capacités d’ingénieur du matériel… Moi, quand je recrute, ce n’est pas un nom mais un homme qui, derrière, peut nous apporter quelque chose. C’est compliqué de rentrer chez nous. Et je préférerais les « fabriquer » plutôt que de les « acheter ».
Quelles sont vos relations avec le Groupe Total ?
Total a racheté Direct Énergie, mais je n’ai pas été chercher Total. J’ai des relations avec Total, j’ai rencontré Patrick Pouyanné (ndlr : président-directeur général du Groupe Total), Monsieur Sauquet (ndlr : directeur général filière gaz) et Jacques-Emmanuel Saulnier (ndlr : directeur de la communication). Mais mon principal interlocuteur chez Total-Direct Energie c’est Sébastien Loux (ndlr : directeur général délégué de Total-Direct Energie) qui a pris la succession de mes deux amis (ndlr : Fabien Choné et Xavier Caïtucoli, co-fondateurs de Direct-Energie) qui sont partis au mois de septembre.
Quelle est leur vision du cyclisme et de l’équipe ?
Ils ont racheté Direct Énergie et ils se retrouvent sur notre maillot. Ils ne sont pas indifférents mais ils veulent voir un peu ce qu’est le vélo. J’ai eu l’honneur d’avoir Patrick Pouyanné dans ma voiture, le 21 juillet, sur le Tour de France. Ça lui a permis d’observer ce milieu de l’intérieur.
On a le sentiment qu’ils ne s’impliquent pas énormément dans l’équipe.
C’est tellement gros comme sponsor que je prends le temps de les connaître. Je ne suis pas pressé. On a un contrat, on en discutera au moment venu. Après tout, le vélo, c’est récent pour eux. Ils ne sont arrivés qu’au mois de mai. Il faut du temps pour qu’on se connaisse vraiment. Aujourd’hui mon équipe a une identité ; je ne vais pas changer l’esprit de l’équipe parce qu’on a Total qui s’ajoute à Direct Energie. Le groupe Total c’est autre chose. C’est une autre division, ils n’ont pas racheté l’équipe, ils ont racheté l’entreprise. Aujourd’hui il faut bien avoir en tête que mon interlocuteur c’est Total-Direct Énergie et non le groupe Total.
« Pour moi le World Tour, ce n’est pas un rêve »
Comment voyez-vous le futur de votre équipe, dans les années qui approchent ?
Ce n’est pas moi qui vais changer, mais le vélo va évoluer, ça c’est sûr. Il va y avoir un fossé qui va se creuser à la 23eme place, dans les deux, trois ans qui viennent. C’est un vélo qui ne donne pas beaucoup d’espoir à des structures qui veulent émerger. J’aurais préféré que le World Tour finisse à 16, comme ça avait été évoqué à une époque. Là, on s’oriente sur des structures qui vont être gérées par des financiers. Pour moi, ce n’est pas bon. Le vélo est fragile, l’Italie par exemple, aujourd’hui, le paie cher.
En parlant d’Italie, Mauro Vegni a récemment déclaré ne pas souhaiter votre participation au Giro. Comment l’avez-vous pris ?
Mauro Vegni a annoncé la couleur sans m’en parler. Il ne le fait pas contre moi mais pour le cyclisme italien. Il faudrait lui poser la question : à qui se destine cette place de plus ? Mais si c’est pour une équipe nationale, je trouve que c’est une belle réaction. Maintenant, j’attends toujours son coup de fil.
Et s’il vous appelait, accepteriez-vous de ne pas participer au Giro ?
Je lui dirais que pour l’instant, je n’ai pas fait mon programme. On va avancer et en décembre je lui donnerai une réponse.
Cela étant, cela pose une question de fond : avec un effectif de 23 coureurs, ferez-vous toutes les courses WT ?
Non. On aura un petit luxe, et on ne va pas se gêner, de pouvoir bâtir un programme bien adapté sans dépendre des invitations. Il y aura un deal avec les coureurs et ensuite on aura les périodes de récupération à gérer. C’est un vrai confort pour nous, comparé au deuxième qui n’a rien d’assuré.
Pouvez-vous courir les trois Grands Tours ?
On n’a pas encore eu les réunions pour en parler. On en a une lundi et mardi prochain, pour commencer à défricher un peu. Autour du 19 novembre, on va avancer avec les leaders et on s’est promis de parler aux coureurs de leur programme au mois de décembre. Après ça, on annoncera la couleur aux organisateurs.
Ne craignez-vous pas la concurrence à venir, celle entre autres d’Arkea-Samsic, dans la course au World Tour ?
On a un fond de jeu qui est assez fort. J’évalue aussi les forces en face et il n’est pas impossible qu’on soit aussi fort en 2020 qu’en 2019. Et qu’on se retrouve en World Tour en 2023, par l’addition des trois ans. Je pense notamment à Dimension Data ou la nouvelle équipe Israël Cycling Academy – Katusha, qui n’ont pas forcément une structure aussi solide que la nôtre. Ça ne me perturbe pas plus que ça. Pour moi le World Tour, ce n’est pas un rêve, juste une conséquence.
Après avoir été évincé du World Tour en 2014, ce n’est donc pas un souhait fort de votre part, d’y retourner ?
Je suis la seule équipe, depuis que ça existe, qui ait été sortie du World Tour. En 2014 j’avais un effectif World Tour, mais on m’a renvoyé parce que j’avais perdu un partenaire financier. J’étais en train de chercher à le remplacer, mais on m’a sorti sans explication. Une équipe comme Dimension Data a certainement d’autres compétences que je n’ai pas…
C’est-à-dire ?
Le sport semble être moins important que l’argent dans ce système. Cette année, Dimension Data ne fait pas partie des 18 meilleures équipes, mais elle reste World Tour. Moi, je faisais partie des 18 meilleures équipes mais on m’a sorti parce que j’avais un budget déséquilibré à cause d’un sponsor en moins, Somfy qui représentait un manque de 600 000 €.
Vous en voulez encore à l’UCI ?
J’aimerais surtout que le système soit clair. En 2014 on sort du World Tour une équipe qui a 28 coureurs, parce qu’on ne m’a pas laissé le temps d’aller chercher les 5% du budget manquants. A l’inverse, une équipe qui ne remplit pas les critères sportifs est conservée parce qu’il y a un avenant au règlement en 2019, pour les sauver. Ça prouve simplement que l’argent a plus de valeur que le sport.
Est-ce une fatalité ?
J’ai dans ma tête le développement du vélo. Si le Rwanda a les championnats du monde, ce sera un accélérateur fort de la bonne mondialisation. Pas celle où il y a de l’argent et qui ne ressemble à rien. Ce n’est pas normal, par exemple, qu’on aille à des endroits où il n’y a pas un seul spectateur.
Si ce n’est sur les transferts, quels sont vos axes d’amélioration en vue de cette saison fortement marquée par le World Tour ?
On a pas mal de choses à régler, le staff à développer. Et on a notre docteur en biomécanique, Maxime Robin qui est en train de nous apporter quelques innovations sur les gains marginaux. C’est très intéressant.
Là aussi, les “gains marginaux”, c’est une évolution très typée “World Tour” non ?
Ces informations sont nouvelles pour nous, aujourd’hui. Mais on est obligés d’y aller. Cela dit, ça m’intéresse. Derrière tout ça, il y a de la technologie, on devient un laboratoire. Par exemple on travaille sur des pneumatiques adaptés aux descentes de col mouillées. Ça c’est passionnant.
« Il faut avoir une vie à côté du vélo »

Qu’attendre de la prochaine saison, sur le plan sportif ?
Il nous faudra un petit peu de réussite, que Terpstra n’ait pas d’accident grave, que Lilian Calmejane retrouve le rendement qui était le sien auparavant. Pour le groupe flandrien, j’ai beaucoup d’espoir en Adrien Petit, Damien Gaudin, Romain Cardis et Anthony Turgis. Et aussi en Bonifazio sur les deux ou trois World Tour qui lui conviennent.
Êtes-vous satisfait de ce coureur ?
Oui, même si à Milan-San Remo, il a fait le show où il ne fallait pas. Mais faire le show, nous on aime bien. Je lui demanderais juste de ne pas le faire une deuxième année consécutive (rires). Mais c’est vraiment une super recrue, c’est un artiste. Moi, j’aime bien les gens qui ont des aspérités. Je n’aime pas les gens qui rentrent dans le moule.
Quelles sont ses aspérités ?
Un petit exemple, je lui ai envoyé un petit message hier (vendredi) et il m’a répondu avec sa femme, tout déguisé en tenue d’Halloween. C’est génial. J’aime bien les gens comme ça qui ont une vie à côté du vélo. Il faut avoir une vie à côté du vélo ! Je leur dis, à mes coureurs, de cultiver leurs aspérités. Tout le temps ! On les aimera pour ce qu’ils sont et non pour l’image qu’ils veulent donner.
Un coureur à surveiller particulièrement cette année ?
Celui qui a un mental de champion, c’est Mathieu Burgaudeau. Oui, je pense qu’il va faire une belle saison l’an prochain.
Cette fin d’année, il y a eu six départs en retraite chez Total Direct-Energie, vous attendiez-vous à une telle vague ?
Chez nous, l’homme est prioritaire sur le reste. Alexandre Pichot, Yoann Gène et Pierrig Quemeneur sont trois exemples de types de grande valeur, qui ont fait leur temps. Parce que, cycliste, ce n’est pas un métier. Notre sport a un statut professionnel, mais c’est avant tout du sport ! Un sport qui devient, aujourd’hui, de plus en plus exigeant. C’est une véritable évolution depuis dix ans. Il faut savoir débrancher le cerveau au bon moment. C’est un peu ce qui est arrivé à Angelo Tulik. Il est jeune, il est papa, il a du talent, mais il ne se voyait pas continuer dans un sport, où, c’est vrai, tu joues ta peau à chaque virage.
Un sport plus exigeant sur quels critères ?
Aujourd’hui, avec la télé, les diffusions non-stop, les retombées médiatiques qui sont en augmentation continuelle, il y a une évolution. C’est devenu une vraie violence au niveau concentration, il n’y a plus de répit. Personne ne parle trop de cette évolution globale. Des jeunes comme Evenepoel ou des coureurs de 40 ans restent des exceptions.
Justement, en commençant leurs carrières de plus en plus jeunes, voyez-vous ces coureurs, la génération des Pogacar, Bernal ou Evenepoel, durer longtemps ?
Les salaires ont évolué, les bons coureurs peuvent se permettre de faire des plans de carrière plus tôt qu’avant. Aujourd’hui, ils peuvent espérer, dès 22 ans, gagner suffisamment pour être à l’aise pour le reste de leur carrière. A mon époque quand on commençait une carrière, on savait qu’on devrait travailler toute notre vie. Aujourd’hui l’inverse n’est pas forcément vrai, mais on peut le croire. L’argent circule mais je tiens à faire de mes coureurs des hommes avant tout. Yohann Gène, Pichot ou Quemeneur, je ne suis pas inquiet pour leur après-carrière.
Propos recueillis par Bertrand Guyot (@bguyot1982) pour Le Gruppetto
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