Écrit le par dans la catégorie Histoire, Les forçats de la route.

Les dernières étapes du Tour de France, avec la traversée des Alpes, le premier passage du Tour en Alsace et la terrible étape des pavés, longue de plus de 460 km.

19 juillet, 2 heures du matin, 11 coureurs s’élancent de Grenoble, en pleine nuit, comme il en est l’usage à l’époque. Parmi ces 11 survivants (qui atteindront tous Paris), on compte 5 Français, 5 Belges et un Italien. Parmi ces 11 survivants, il ne reste qu’un seul coureur de la catégorie B. Cette classe mineure du peloton regroupe des coureurs tantôt appelés « indépendants », tantôt « isolés » est faite de coureurs qui doivent se débrouiller entièrement seuls, quelques soient les circonstances.

Le cyclisme d’alors était déjà très individuel et rustique, mais pour cette classe de coureurs, cela allait jusqu’à une absence totale de ravitaillement (qui était fourni par les organisateurs, notamment aux points de contrôle) et même de logement. Si ce n’étaient pas des hôtels 3 étoiles qui attendaient les cyclistes, ils avaient au moins un lit chacun, dans une chambre payé par l’organisateur. Ce n’était pas le cas pour les coureurs de la catégorie B : tout était à leur propre frais. Et bien-sûr, ils ne pouvaient pas être soutenus financièrement par une équipe. Une comparaison pourrait être faite avec les « gentleman drivers » des 24 Heures du Mans, sauf que les coureurs isolés étaient en général très pauvres et abandonnaient par manque de moyens pour continuer, que ce soit pour les logements (ils faisaient même parfois du porte à porte dans les villes étapes pour trouver refuge, lorsqu’ils ne passaient pas les nuits dehors) ou le matériel (nombre d’isolés ont abandonnés des courses laissant une bicyclette endommagée à qui voulait bien la recueillir et se charger des réparations, alors qu’ils rentraient chez eux en train.

Ce tout dernier « catégorie B » est Jules Nempon. Ce Nordiste, qui a grandi à côté de Dunkerque a découvert le Tour en 1911, pour la formation « Le Globe » et avait notamment terminé 5ème à Grenoble, 6ème à Nice et 3ème à Marseille, dans un Tour qui abordait les Alpes dans l’autre sens, avant d’abandonner en Bretagne. 3 ans plus tard, il revenait chez JB Louvet et obtient de nouveaux tops 10 dans les Alpes pour terminer 27ème de la Grande Boucle sur 54 coureurs revenant à Paris. Ensuite, il reviendra encore, mais sans équipe, dans une catégorie qui changera de nom pour s’appeler « touristes-routiers ». Sur son maillot figurait alors « Nempon Cycles », le nom du magasin qu’il a ouvert à Saint-Omer après la guerre. Son ultime Tour de France sera en 1928 et il le fait dans l’équipe « Nord », une des 9 sélections régionales apparaissant cette année-là, deux ans avant l’avènement des sélections nationales.

Ce survivant verra, une fois n’est pas coutume, la clémence d’Henri Desgrange. Non pas qu’il ait une affection particulière pour lui, ni une animosité avec ses adversaires (comme cela sera le cas avec les Pélissier), mais parce qu’il voulait absolument éviter la disparition de la « petite » catégories de coureurs. C’est ainsi parce qu’il était le dernier coureur de sa catégorie qu’il a obtenu un traitement de faveur, recevant les soins de l’équipe « La Sportive », consortium qui regroupait la quasi-intégralité du peloton à la sortie de la guerre.

Quant à la course, malgré de bonnes qualités de grimpeurs, Jules Nempon ne pèse en rien sur le scenario des cadors et encore une fois, Honoré Barthélémy réalise un grand numéro. Il durcit la course dès le Lautaret pour s’envoler seul dès le Galibier. Ce Galibier n’a absolument rien à voir avec l’actuel. Sur son versant sud, la route au sommet du Lautaret doit attendre encore deux décennies pour exister. Il y a ainsi une courte descente, avant un virage très serré sur la gauche (que bon nombre de coureurs ont raté au fil des années, devant faire demi-tour alors qu’ils s’engageaient dans la descente vers Briançon). Ce virage mène au tunnel du Galibier via le refuge de la Mandette. Les lacets étriqués de ce chemin de montagne, souvent entouré de neiges éternelles, propose une montée de 6 kilomètres à plus de 9 % de pente moyenne, avec des passages jusque 13 %. Un tel chemin serait appelé un « mur » aujourd’hui et serait considéré comme une des plus difficiles montées possibles, surtout avec l’altitude. Alors imaginez cela avec le matériel de l’époque.

325 kilomètres de haute montagne (publié dans L’Auto)

Dans cette montée, Honoré Barthélémy écœure tout le monde. Ses adversaires, par la facilité avec laquelle il les distance pour basculer au sommet de ce toit absolu du Tour de France, comme Henri Pélissier 5 ans plus tôt et Marcel Buysse l’année précédente, mais aussi Émile Georget et Eugène Christophe via le versant nord dans les deux premières années du Galibier. Au sommet, il possède 5 minutes d’avance sur Luigi Lucotti, son premier poursuivant, et 11 sur Eugène Christophe, encore accompagné des autres grimpeurs et qui, face à la difficulté de la montée, ne doivent plus s’amuser comme c’était le cas au café de l’Ascenseur, à la signature, de la couleur de la tunique du leader de l’épreuve. Le jaune était associé alors à l’infidélité et le prestige de la tenue n’était pas encore là. Des remarques sur les occupations de la compagne de « Cri-cri » pendant que son mari disputait le Tour étaient ainsi légions.

Une fois passé le tunnel, à 2 556 mètres d’altitude (ce qu’il rééditera 2 ans plus tard, faisant de lui le premier coureur à basculer deux fois en tête de ce col, ce que feront ensuite Henri Pélissier, Federico Ezquerra, Charly Gaul, Julio Jimenez et Andy Schleck), il se lance dans la descente, où il est moins adroit que ses poursuivants. Il n’a ainsi plus qu’une minute et vingt secondes d’avance dans le tunnel du Télégraphe. Bien moins connu que celui du Galibier, il était néanmoins existant et la route actuelle n’a été construite qu’après la seconde guerre mondiale, le tunnel ayant été bouché durant l’occupation Allemande.

Mais l’écart se stabilise dans la vallée de la Maurienne et remonte dans le Col des Aravis. Honoré Barthélémy remporte sa troisième étape consécutive, celle-ci avec 10 minutes d’avance sur Luigi Lucotti et 15 sur un groupe de 4 coureurs, les 4 premiers du général. Dans ce groupe, Firmin Lambot a bien tenté sa chance à la sortie d’Annecy pour prendre 4 minutes dans la courte ascension du Mont-Sion, mais il a tout perdu sur crevaison et reste à 23 minutes d’Eugène Christophe.

On quitte les Alpes avec une ascension neutralisée par les 11 survivants du Col de la Faucille. Il pleut et personne ne prend de risque, il ne se passe ainsi rien, avant une élimination timide de l’arrière. Dans la ruralité Jurassienne et dans la plaine d’Alsace nouvellement reconquise, on ne s’intéresse pas vraiment au Tour de France ou au sport de haut niveau, qui reste alors encore l’affaire des centres urbains et industriels. Il faut attendre les traversées de Mulhouse et de Colmar pour voir un peu de fête. Même dans les rues de Strasbourg, la foule est clairsemée. Ce Tour de France reste assez méconnu dans une ville qui a été Allemande depuis près d’un demi-siècle. L’étape assez morne s’achève par la victoire au sprint de Luigi Lucotti.

L’étape suivante est la plus courte, avec « seulement » 315 kilomètres de Strasbourg à Metz. Le tracé d’une telle étape aujourd’hui chercherait les nombreuses côtes de la région. Mais le souhait d’Henri Desgrange était tout autre : de Wissembourg à Thionville, on reste au plus proche de la frontière possible, via Bitche, Sarreguemines et Forbach. Bref, un tracé bien plus politique sur sportif, avec la simple volonté de pouvoir écrire dans ses colonnes que le Tour de France « n’avait jamais été autant à l’est ».

Ainsi, la course, commencée à 4 heures du matin, soit l’horaire le plus tardif de l’épreuve, est encore morne pendant de nombreuses heures. Ce n’est qu’à une centaine de kilomètres de l’arrivée que la course se lance. Profitant de l’arrêt d’Eugène Christophe pour un besoin naturel avant d’entrer dans la localité de Boulay, Firmin Lambot attaque et reçoit le soutien de ses compatriotes Belges : le contrôle d’un maillot jaune sur la course dans la plaine était un concept qui n’existait pas encore.

Cependant, Eugène Christophe parvient à revenir et il distance même Firmin Lambot dans le final, lui reprenant 5 minutes. La victoire revient à Luigi Lucotti, qui a relancé son duel de grimpeur avec Honoré Barthélémy dans les petites côtes du final. Il succède ainsi à François Faber sur les rives de la Moselle, ce dernier s’y étant imposé 2 fois avant la guerre. Bien qu’Allemande à l’époque, Metz avait accueillie des étapes du Tour de France de 1907 à 1910.

Il ne reste ensuite que 2 étapes, mais le Tour est loin d’être joué, puisque c’est l’étape Metz-Dunkerque qui arrive, avec ses 468 kilomètres. S’il y a un peu de côtes aux alentours de Longwy ou Charlevil sur le tracé, le parcours s’aplatit en entrant dans le département du Nord et le dénivelé est quasiment nul dans les 130 derniers kilomètres. Sauf que la route, très abimée par la guerre, voit apparaître le pavé du nord.

Via Avesnes-sur-Helpe, Maubeuge, Valenciennes, Saint-Amand-les-Eaux, Cysoing, Lille, Armentières, Hazebrouck et Wormhout (pour ne citer que les villes apparaissant sur le profil de l’étape, alors que l’organisation liste quasiment tous les villages du tracé comme présentant des endroits piégeux), on cumule plus de 100 kilomètres pavés. Une note en gras dans les deux colonnes décrivant les pièges du tracé dans L’Auto indique même que « Le maire de Lille recommande la plus grande prudence aux coureurs durant toute la traversée de la ville et des faubourgs ».

Partis de Metz à 22 heures, les premiers coureurs étaient attendus à 16 heures. Ils sont finalement arrivés après 19 heures, ce qui en fait l’étape la plus longue (en temps) de toute l’histoire de la Grande Boucle. Et comme une prémonition, L’Auto rappelait dans ses colonnes l’abandon de Lucien Petit-Breton sur les pavés de Curgies, un peu avant Valenciennes, en 1913, laissant le Tour aux Belges.

Quant à la course, le peloton des 11 reste groupé (sauf quelques crevaisons vite réparées) jusqu’aux Ardennes. Ensuite, la pluie arrive et les mauvaises routes n’aident pas. Le pavé est mouillé, mais il ne pleut plus dans l’Avesnois. Après lieu-dit et bien nommé « Les 3 Pavés », les coureurs s’arrêtent tour à tour pour les besoins naturels. En remontant, Firmin Lambot se rend compte d’une crevaison d’Eugène Christophe. Il change alors de rythme pour attaquer. Son avance est de 2 minutes au ravitaillement de Maubeuge, puis de 4 minutes dans les rues de Valenciennes.

La poursuite, fièrement menée par le maillot jaune va alors changer radicalement. Sur les pavés, la fourche d’Eugène Christophe se casse. Comme dans le Tourmalet en 2013 et sa longue marche vers Sainte-Marie-de-Campan, il doit avancer, le vélo en main, jusqu’à une forge pour réparer lui-même sa machine. Sa procession dure jusque Raismes où il passe 70 minutes à réparer sa machine. Le Tour est perdu.

Firmin Lambot caracole en tête. L’écart se creuse jusque Lille sur tout le monde et la domination Belge se fait ressentir dans la Flandre romane. Dans la Place Jean Bart, qui accueille annuellement l’arrivée des 4 Jours de Dunkerque, Firmin Lambot s’impose avec 7 minutes d’avance sur Léon Scieur et 17 sur Joseph Vandaele. Luigi Lucotti est le seul autre à finir à moins d’une heure, de peu. Jean Alavoine est à une heure et demie. Eugène Christophe à deux heures et demie.

La dernière étape ne change pas grand-chose, avec la victoire de Jean Alavoine dans un sprint à 5 sur la piste du Parc des Princes. Firmin Lambot n’en était pas, s’était relevé dans le final. Eugène Christophje non plus, encore plus loin, après avoir perdu toute motivation. Cela n’a pas d’impact sur sa place au classement général final.

La seule vraie modification est l’exclusion de Paul Duboc. Bien qu’ayant rejoint Paris et ayant accompli l’intégralité du parcours à vélo, il a été aidé par un automobiliste dans les environs d’Étaples pour rejoindre un centre de soldats du Commonwealth pas encore démobilisés. Bien qu’ayant fait ses réparations sur place seul, Henri Desgrange considère qu’il a reçu une aide extérieure de la part de l’automobiliste. Il ne reste ainsi que 10 coureurs au classement final de ce Tour de France, un record qui ne sera jamais battu.

  1. Firmin Lambot, en 231 heures 07 minutes 15 secondes.
  2. Jean Alavoine, à 1h42’54″
  3. Eugène Christophe, à 2h26’31″
  4. Léon Scieur, à 2h52’15″
  5. Honoré Barthélémy, à 4h14’22″
  6. Jacques Coomans, à 15h21’34″
  7. Luigi Lucotti, à 16h01’12″
  8. Joseph Van Daele, à 18h23’02″
  9. Alfred Steux, à 20h29’01″
  10. Jules Nempon, à 21h44’12″

Firmin Lambot et sa compagne au Parc des Princes.

Geoffrey L. (darth-minardi)

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Modérateur: Animateurs cyclisme pro