Écrit le par dans la catégorie Histoire, Les forçats de la route.

Quatrième épisode sur 1919, dédié à l’étape Bruxelles-Amiens du Circuit des Champs de Bataille, avec un mélange de vent, de pluie, de boue et de pavés au milieu des ruines, pour un effort cycliste absolument incomparable.

On avait quitté les coureurs à Bruxelles. On les retrouve tôt, le matin du 2 mai, pour une étape qui les fera tournicoter par les zones du front, alors qu’il aurait été très rapide de relier Amiens directement. Ainsi, comme c’est visible sur la carte ci-dessous, les coureurs doivent remonter les Flandres jusqu’à Bruges, avant d’aller approcher les terres dévastées d’Ypres, à côté de la colline de Kemmel qu’il est encore impossible d’approcher. La frontière est passée entre Menin et Halluin, pour ensuite traverser le centre de Lille, puis rejoindre Cambrai, avant un tracé n’étant plus qu’une ligne droite vers Amiens, ou presque.

Le départ est donné au niveau d’un passage à niveau à la sortie de la capitale Belge à 4h30, après un défilé depuis la Place de Bouckhère, et les coureurs étaient attendus en milieu d’après-midi. Une folle ambition les imaginait même être là entre 15 et 16 heures.

Carte de la 3ème étape ; Bruxelles – Amiens

Mais les conditions météorologiques compliquées et l’approche de lieux décisifs et meurtris par 4 ans de guerre vont changer la donne.

En effet, le Petit Journal (organisateur de l’épreuve) indique dans ses colonnes du 3 avril, en lieu et place du résumé de la course, que les conditions étaient telles que les transmissions de télégraphe n’ont pas pu permettre de retransmettre les informations de course en Belgique. Cela annonce ensuite que les spectateurs s’amassent dans les rues de Lille dès 10 heures, pour un passage attendu aux alentours de 11 heures, même si les coureurs ne sont finalement là qu’à 14 heures.

Tout en précisant que « la pluie et le vent redoublent », sous-entendu par rapport à l’impression donnée sur place et sans savoir encore que cela a été pire pour les coureurs, la partie destinée à raconter la fin de l’étape se contente de cette phrase :

« Ce soir, à 8 heures, encore aucune nouvelle des coureurs partis ce matin à 4h30 de Bruxelles. Nous savons cependant que les routes impraticables, la pluie, le vent violent, ont considérablement retardé leur marche ».

Le journal est publié avec cette unique phrase. Aucun classement, mais tout de même l’annonce de l’itinéraire de l’étape suivante, d’Amiens à Paris, censée avoir lieu le lendemain. On a donc l’enchaînement surprenant de l’annonce qu’aucun coureur n’a encore terminé l’épreuve, alors qu’ils auraient dû être là (au moins pour les premiers) depuis plusieurs heures, tout en disant déjà ce que ces coureurs auront à parcourir le lendemain.

Il faut dire que le peloton a explosé dès la route pavée entre Alost et Gand. Le vent, soufflant de sud, est de trois-quart dos. On s’écrierait « bordures » aujourd’hui, mais à l’époque, sur des routes catastrophiques, sur des machines difficilement maniables, c’était presque un exploit d’avoir su tenir sans chuter. Les fortes rafales et les pluies diluviennes rendent  les coureurs déjà très boueux.

Et cela va empirer dans le nord des Flandres, à proximité de champs transformés en marécages, les autorités Belges ayant fait se rompre des digues pour inonder la campagne et ralentir la progression Allemande en début de conflit.

Puis on approche de la colline de Kemmel, dont la forêt a été complètement rasée. De cette zone, il reste un siècle après le poème « In Flanders Fields » et le nom du gaz de combat « ypérite » pour matérialiser cette zone. La ville d’Ypres étant complètement ravagée.

Le centre-ville d’Ypres en 1919

On approche ensuite de Lille et peu avant le contrôle, Charles Deruyter a accéléré. Il s’y présente avec quelques secondes d’avance sur Alois Verstraeten et Urbain Anseeuw. Les Français Paul Duboc et René Chassot ont alors une vingtaine de minutes de retard et devancent de quelques minutes Albert Dejonghe, vainqueur la veille, et Henri Van Lerberghe, le vainqueur du Tour des Flandres. Seuls 11 coureurs signeront avec moins d’une heure de retard et seulement 7 autres dans l’heure qui suit.

Par la suite, celui qui s’est surtout fait une réputation de pistard, ne se relèvera jamais. L’avance de Charles Deruyter ne va faire que grandir, sur des pavés recouverts de boue, dans une progression à faire avec vent complètement de face à travers la Pévèle, dont les pavés étaient déjà réputés comme disjoints, puis avec un vent de trois-quarts face jusqu’à l’arrivée.

La nuit tombe, mais Charles Deruyter continue malgré l’obscurité.

Dans les rues d’Amiens, on vit un remake du garçon qui criait au loup. Après de nombreuses fausses alertes et d’interminables heures sous la pluie, Charles Deruyter arrive enfin, à 23 heures ! Deuxième de Paris-Tours et de Paris-Roubaix avant la guerre, voici enfin sa grande victoire sur la route. Lui, Franco-Belge, né à Wattrelos, mais résidant de l’autre côté de la frontière, vient d’écrire une page du cyclisme entre ses deux pays.

Il aura parcouru les 323 kilomètres en 18 heures et 28 minutes, soit moins de 18 km/h de moyenne.

Ensuite, on attend, encore et encore.

Les bruits commencent à annoncer que des coureurs se sont arrêtés après des contrôles à Douai. Certains ne repartiront pas, d’autres se contenteront d’une nuit dehors, comme une réminiscence du temps passé dans les tranchées.

Minuit est passé depuis une demi-heure, nous sommes le 3 mai, officiellement journée de repos pour les coureurs. Sauf qu’un seul peut effectivement être au repos, puisque son dauphin approche.

Il s’agit d’un Français, Paul Duboc, surnommé « la Pomme » pour ses origines Normandes. Il a survécu à de longues années de conflit malgré une balle passée proche de son œil droit qu’il a failli perdre, avant qu’un éclat d’obus ne manque de lui arracher les jambes. Âgé de 35 ans, on croyait ses grandes heures derrière lui, après une victoire dans le Tour de Belgique 1909 et une deuxième place du Tour de France 1911 qui l’avait vu remporter 4 étapes.

Ensuite, on attend, encore, et encore.

Trois quarts d’heures après le Français, ce sont deux Belges qui en terminent : Henri Van Lerberghe et Urbain Anseeuw, restés ensemble pour affronter ces conditions apocalyptiques.

Ensuite, on attend, encore, et encore. Et encore, et encore.

Le jour se lève, toujours seulement 4 coureurs ont terminé l’épreuve.

Il est passé 8 heures du matin et Théo Wynsdau en termine. Alors seulement âgé de 25 ans, il vient prendre la 5ème place de l’étape et se fera surtout une carrière en devenant pilote de moto dans les courses de demi-fond, comme le Critérium des As où il sera l’entraîneur (au sens propre) de Charles Pélissier.

Ensuite, on attend, encore, et encore.

Jean Alavoine et Joseph Verdickt sont là à 9 heures et demi du matin, une heure avant Charles Kippert et José Pelletier. Une demi-heure plus tard, Ali Neffati vient compléter le top 10 de l’étape, après un temps de course établi à plus de 30 heures et un retard sur le vainqueur supérieur à la demi-journée !

Devant de telles circonstances, les organisateurs avaient déjà annoncé avoir augmenté les délais. Ceux-ci sont portés à 4/3 du temps du vainqueur. Donc pas environ 33 % du temps, mais bien un retard toléré de 133 %, ou comme cela avait été décrit :

« Le premier ayant mis 18 heures 28 minutes pour terminer le parcours, le délai accordé sera de 18h28 + 18h28 + 6h10, soit 43h06. La fermeture du contrôle d’Amiens est donc fixée à ce soir 23 heures 36 minutes.

Au final, Louis Ellner reste bon dernier. Lanterne rouge de l’étape, il termine en 36 heures et 26 minutes, plus de deux heures après l’avant-dernier du classement. Il est donc parti un matin à 4 heures 30 pour terminer le lendemain à 17 heures !

Également dernier du classement général, à la 28ème place, il possède déjà un surplus de 33 heures par rapport au leader et d’une demi-journée sur l’avant-dernier.

Il devait avoir une journée entière pour se reposer, il n’aura finalement que quelques heures, puisque le café servant aux signatures et à la distribution des dossards attend les coureurs entre 4 heures et 4 heures 45, pour un nouveau départ vers Paris.

 

Geoffrey L. (darth-minardi)

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Modérateur: Animateurs cyclisme pro

Re: 1919 : La course la plus dure de tous les temps

Messagepar Wasanni_Kowama » 15 Juin 2019, 11:15

Magnifique récit merci Darth :up
C'est pas de nos jours qu'on verra ca :noel:
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Wasanni_Kowama
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