Deuxième article retraçant la saison 1919, consacré cette fois au premier Paris-Roubaix d’après-guerre. La course, que l’on connaît aujourd’hui par le surnom de « L’Enfer du Nord », était bien différente.
Dès janvier 1919, Henri Desgrange a annoncé l’organisation d’un nouveau Paris-Roubaix. Si le début de parcours ne pose aucun souci, Beauvais, Amiens et Doullens pouvant être traversés, il faut procéder à un changement par la suite. En effet, Arras est encore entre les ruines et reconstruction. Il est impossible de traverser la préfecture du Pas-de-Calais, dont les plaies de la guerre ne sont pas encore cicatrisées, au point d’avoir perdu les trois quarts de sa population.
Il faut alors trouver un autre lieu pour franchir la ligne de front. Le patron de L’Auto propose de passer par Saint-Pol-sur-Ternoise, pour rejoindre ensuite Béthune par le bassin minier, avant de retrouver Seclin, puis le contour de Lille par Lesquin avant de rejoindre Roubaix, comme c’était déjà le cas auparavant.
3 semaines avant la tenue de la course, l’itinéraire n’est pas encore certain. Une mission de repérage de ce tracé est alors organisée et il est demandé à Eugène Christophe de s’en charger. Le premier porteur du maillot jaune ne devrait pas avoir de souci mécanique après avoir su réparer seul son vélo dans une forge de Sainte-Marie-de-Campan en 1913 sur le Tour de France et ne devrait pas non plus avoir de souci à franchir des routes en mauvais état, vu ses aptitudes dans les randonnées cyclo-pédestres, ancêtre du cyclocross. De plus, comme tous les hommes de son âge, il a été endurci par quelques temps dans les tranchées. De son expérience de « poilu », il lui reste une moustache qui passera à la postérité. Il va en effet bientôt perdre son surnom de « serrurier de Malakoff » pour devenir le « Vieux Gaulois ».
Eugène Christophe, qui n’en est pas à son premier fait journalistique, livre ses impressions dans L’Auto du 30 mars 1919. Entre Béthune et La Bassée, il décrit l’état de la chaussée, encore en bon état :
« La route est pavée, mais bonne. Aucun empierrement. Donc pas de crevaison à redouter. »
Ce qui était alors encore la route nationale 41 reste de qualité similaire à ce qu’elle était avant-guerre. Mais bientôt, il va en être tout autre :
« On entre alors en plein champ de bataille. Plus rien que la dévastation dans ce qu’elle a de plus affreux, de plus tragique. L’abomination de la désolation ! Plus d’arbres, tout est fauché ? Le sol ? Non ! La mer ! Pas un mètre carré qui ne soit bouleversé de fond en comble. C’est l’enfer ! Les trous d’obus se succèdent sans interruption aucune. Et voici des réseaux de fils de fer, des traces de boyaux, des traces de tranchées. »
Cette hyperbole est alors évoquée pour la première fois dans un lien à la course cycliste. Elle sera réutilisée de nouveau quelques jours plus tard par Victor Breyer. L’expression « Enfer du Nord » est née.
Cet enfer n’est pas celui des pavés réputés difficiles. Relisez à quel point Eugène Christophe vante ces pavés comme bons, au point que les crevaisons ne soient pas à redouter. Non, cet enfer, c’est bien celui de la guerre. Une guerre de tranchée terrible qui passe dans un département qui a vu 9 % de sa population décéder dans le conflit, qu’ils soient morts au combat, tués lors des bombardements ou bien victimes des maladies et des privations.
Cet enfer, ce sera celui de les faire passer dans des paysage de tranchées. Ou encore obliger des cyclistes tout juste démobilisés de traverser des no man’s land. Cet enfer sera de faire remonter en tête des choses que la plupart de ces hommes aimeraient effacer de leur mémoire.
Car les hommes sont meurtris, autant dans leur chair que dans leur âme. Le pavé, lui, a survécu. Un morceau de granit ne disparait pas aussi facilement. Certains ont été recouvert par de la boue et de la terre, mais ils sont toujours bien là. D’ailleurs, cela se renouvellera par la suite lors de la Seconde Guerre Mondiale et le pavé du Moulin de Vertain, à Templeuve, connaîtra ce sort et passera un demi-siècle sous la terre, avant de ressortir au crépuscule du XXème siècle, grâce au travail (notamment) de Jean-François Pescheux, Jean-Marie Leblanc et des « Amis » de Paris-Roubaix.
Pour revenir au lendemain de la guerre, la réconciliation Franco-Allemande n’est pas dans les esprits de la population. Les délégués de la Conférence de la Paix sont encore en plein travail diplomatique et même si l’Armistice a été signé depuis plus de 5 mois, le traité de paix de Versailles devra attendre 2 mois de plus. Dans les colonnes de L’Auto, Henri Desgrange évoque même dans un éditorial intitulé « Renaissances » les villes et les villages comme « systématiquement dévastés par le boche barbare et ignoble », tout en mettant en avant la grandeur de la vingtième « course classique » de Paris-Roubaix (oui, Paris-Roubaix est déjà considéré comme une classique en 1919), tout en omettant bien-sûr d’évoquer un palmarès ouvert par Josef Fischer, un coureur Allemand.
Même concernant le sportif, on ne peut faire abstraction de la guerre. Dans la liste des partants, bien avant les frères Pélissier, Eugène Christophe, Philippe Thys ou le dossard 1 de Charles Deruyter, sont cités François Faber, Octave Lapize et Lucien Petit-Breton, sous la mention « tombés au champ d’honneur ».
Tôt en ce dimanche de Pâques, les coureurs vont retirer leur dossard dès 3 heures du matin, pour un départ donné à Suresnes à 5 heures 30. Sur les 139 inscrits, seuls 77 prennent le départ. Parmi eux, une majorité de Belges et beaucoup de Français. Avec eux, bien évidemment aucun Allemand. Pas d’Italien, même Gaetano Belloni s’était inscrit, comme souvent en France, mais refusant de venir et préférant courir chez lui, pour des contrats plus avantageux. Une autre nationalité est cependant représentée : Oscar Egg, le spécialiste Suisse de la piste, dont le troisième règne sur l’heure va devenir le plus long de l’histoire (il faudrait que celui de Bradley Wiggins tienne jusqu’en août 2034 pour le battre !).
Dans le peloton, tout se passe bien. Le soleil se lève tranquillement sur un peloton dans l’Oise qui ne perd que quelques coureurs. Soit les moins aguerris, soit les plus affaiblis. Aucune attaque n’est alors à noter. Le peloton reste uni. Mais la traversée de Breteuil marque un grand changement : l’anticyclone qui survolait le Royaume-Uni approche. Un vent glacial se retrouve alors face aux coureurs. Les températures tombent soudainement et la lutte pour la gagne se lance.
On roule alors de plus en plus vite et après la traversée d’Amiens, jamais occupé dans le conflit, mais ayant souffert des bombardements, les premiers favoris disparaissent. Parmi eux Jean Aerts, qui vient de briser son guidon et qu’on retrouve en pleurs, alors qu’il pensait avoir les jambes pour gagner la course.
À Doullens, à une centaine de kilomètres de l’arrivée, les coureurs passent devant la salle du commandement unique. En sortie de ville, la célèbre côte menant à Arras n’est pas empruntée, les coureurs en découvrent une autre, en direction de Frévent, puis de Saint-Pol-sur-Ternoise. La vallée de l’Authie reste suffisamment creusée pour que celle-ci fasse un tri dans le peloton. Certains craquent pendant, d’autres après, comme Henri Van Lerberghe, qui s’arrête dans un estaminet. Cette fois-ci, pas d’organisateur flamand l’exhortant à remonter sur sa bicyclette. Le vainqueur du Tour des Flandres n’atteindra pas Roubaix.
Après la vallée de la Ternoise, au moment d’approcher Cambrin et la ligne de front, il ne reste plus que 9 coureurs en tête. Aucun n’a attaqué : ils ont juste survécu. Au milieu des décombres, Francis Pélissier attaque et est suivi par Henri. Le cadet a lancé l’aîné et ils prennent assez vite de l’avance. Semblant en difficulté lors de l’attaque, Philippe a progressé « au train », comme on dirait aujourd’hui, pour revenir sur eux dans Annœulin. Le trio redevient vite un duo, lorsque Francis Pélissier craque. Celui-ci a presque 25 ans, mais il est néo-pro et il subit alors sa première fringale. Henri Pélissier s’en rend vite compte et hurle à son jeune frère « Bouffe, Francis, bouffe vite ! ». Mais cette réaction est trop tardive.
Le duo redevient cependant vite un trio, avec le retour d’Honoré Barthélémy juste avant de traverser Seclin. Les coureurs prennent ensuite la direction de Lesquin. Un train va venir alors perturber la course. Mais comme deux semaine plus tôt au Tour des Flandres, un coureur prénommé Henri, et en tête d’une grande course cycliste, ne se sent pas bloqué par un train à l’arrêt devant lui. À l’image de ce qu’avait fait Van Lerberghe, Pélissier ouvre une portière d’un wagon et le traverse avec son vélo sur l’épaule. Ne voulant pas perdre de temps, Thys et Barthélémy font de même. Il faut dire qu’on est cette fois à 15 kilomètres de l’arrivée.
Via Forest-sur-Marque, puis Hem, les attaques fusent entre les trois adversaires. Tous espèrent terminer en solitaire Même la montée finale vers Roubaix ne permet pas de les départager. Cette montée, les coureurs de Paris-Roubaix l’empruntent chaque année depuis près d’un quart de siècle. Si le nom de cette rue était nécessairement différent à l’époque, il renvoie désormais à un siècle en arrière, puisqu’il se nomme « Boulevard Clémenceau ».
Ils sont donc à 3, ensemble, en entrant dans le parc Barbieux. On n’y trouve plus le vélodrome qui avait accueilli des épreuves de vitesse avec Major Taylor ou Thorvald Ellegard, ni des épreuves d’endurance avec Alphonse Baugé, ou encore les arrivées de tous les Paris-Roubaix de 1896 à 1914. Les tribunes sont toujours bien là, mais le bois a disparu. Il n’y a pas version officielle, mais on suppose qu’il a servi aux Roubaisiens et aux Croisiens à se chauffer durant la guerre.
Le sprint est lancé par Henri Pélissier, de très loin.
Honoré Barthélémy n’a plus les jambes et se relève, étant déjà très heureux de monter sur le podium, face à deux grands noms du cyclisme, alors qu’il n’a connu que de résultats significatifs que chez les amateurs et les indépendants avant la guerre. Mais on reparlera de lui très vite.
Philippe Thys se bat bien plus. Vainqueur des deux Tours de France d’avant-guerre, mais aussi de Paris-Tours et du Tour de Lombardie durant le conflit, il regrettera amèrement d’avoir tardé à prendre la roue d’Henri Pélissier.
Car c’est bien Henri Pélissier. Vainqueur de Milan-San Remo et du Tour de Lombardie avant la guerre, le voici pour la première fois vainqueur d’une grande classique Française. Il avait gagné plusieurs étapes du Tour de France, mais ses succès hexagonaux dans des courses d’un jour se limitaient à des courses comme Paris-Le Havre ou Paris-Trouville.
Il est alors presque 18 heures, ce qui est très tardif pour une épreuve aussi courte. Paris-Roubaix faisait alors 280 kilomètres, une longueur assez rare pour l’époque, mais pas pour les mêmes raisons.
Les conditions difficiles ont donné une vitesse moyenne de 22,8 km/h, alors qu’on roulait à plus de 35 km/h de moyenne en 1913 et même à plus de 30 km/h dès 1896 !
Les coureurs s’accordent tous à dire que le vent et le froid, avec le final difficile et les routes défoncées font de cette 20ème édition de « La Pascale », la course la plus difficile qu’ils n’aient jamais couru. Ils ne savent alors pas encore ce qui s’attend à eux, seulement quelques jours plus tard.
Geoffrey L. (darth-minardi)