Ce troisième volet de la série sur 1919 emmène sur la conception par le Petit Journal du Circuit Cycliste des Champs de Bataille, une course par étapes unique disputée de fin avril à début mai 1919, ainsi que sur ses premières étapes, disputées dans des conditions terribles.
Alphonse Steinès, journaliste Luxembourgeois, a déjà participé à la légende du cyclisme pour sa traversée épique du Col du Tourmalet seul, de nuit, sous la neige, malgré les ours, pour annoncer ensuite par télégraphe à Henri Desgrange qu’il n’avait connu aucun souci et que ce Col pouvait être emprunté par le Tour de France. Près d’une décennie plus tard, il est missionné par Le Petit Journal pour aller visiter les zones ravagées de la Première Guerre Mondiale pour qu’une course cycliste y soit organisée, autour de Strasbourg, dans le cadre d’une multitude d’évènements sportifs organisés par le quotidien dans cette zone reconquise.
Il faut dire que le sport sert alors de prétexte au « tourisme sacré », comme titre alors L’Auto dans un article mettant en avant des circuits automobiles éphémères d’une centaine de kilomètres autour d’Arras, de Reims et de Verdun. Quoiqu’il en soit, un tracé hautement symbolique et ambitieux est prévu, avec sept jours de courses, entrecoupés d’étape d’une journée (oui, le terme « étape » n’était alors pas encore devenu une énantiosémie et désignait les lieux d’arrêts sur un trajet plutôt que les parties entre les arrêts de ce trajet).
De Strasbourg, les coureurs prennent la direction de Luxembourg. Il était initialement prévu un passage par l’Allemagne, mais celui-ci a été écarté pour qu’on se contente de faire la part belle au Bas-Rhin et à la Moselle, redevenus Français. La suivante rejoint vite la Belgique en direction de Bruxelles via le massif Ardennais entre Bastogne et Spa. Puis il faudra traverser 3 fois la ligne de front en direction d’Amiens, via la colline ravagée du Kemmel, lieu marqué par les gaz de combats, avant de rester dans des zones dévastées dans le Nord. Puis, vers Paris, le chemin le plus court ne sera pas repris, pour aller vite vers Péronne, puis passer proche du Chemin des Dames.
La cinquième étape, vers Bar-le-Duc, via Reims et Verdun, est celle qui pose le plus de souci à Alphonse Steinès, qui envisage de neutraliser la course sur une bonne partie du tracé, mais le journal organisateur refuse, les coureurs devront bien rouler de la Champagne à la Woëvre. Ensuite, direction Belfort, lieu symbolique d’Alsace non-annexé en 1871, voulu comme juge de paix sportif avec le passage du Ballon d’Alsace, en plus de longer le front sur la quasi-totalité du parcours. Enfin, une dernière journée de course, plus simple, sur « seulement » 163 kilomètres (contre plus de 300 en moyenne pour les autres), sera plate et en légère descente pour retrouver Strasbourg, le long du Rhin.
L’organisation d’une telle épreuve aurait pu s’avérer compliquée par d’autres temps, mais le sentiment général reste à l’unité et L’Auto apporte son soutien à l’épreuve, y voyant une répétition à son Tour de France. Pour attirer un maximum de coureurs, de très larges primes sont là. Un vainqueur d’étape gagnera ainsi autant que s’il avait remporté Paris-Roubaix, le vainqueur final gagnera 6 fois plus et le fabriquant de sa machine gagnera encore plus en espaces publicitaires dans les journaux. De plus, tous les coureurs terminant les deux premières étapes gagneront une prime quotidienne de 10 francs, afin de couvrir leurs frais.
Malgré cela, et vu la difficulté du parcours, plusieurs coureurs préfèrent rester sur la piste du Parc des Princes, comme les frères Pélissier, dont la victoire d’Henri dans le « Grand Prix de l’Heure » partage les récits cycliste du Circuit des Champs de Bataille dans les colonnes de L’Auto. De son côté, le Petit Journal annonce « son » Circuit des Champs de Bataille régulièrement en une, aux côtés des discussions diplomatiques en vue du traité de Versailles et de l’affaire Landru. Sans ses rubriques sportives, le quotidien généraliste avait tout de même précisé qu’il se réservait « le droit de n’accepter aucun des coureurs ressortissant d’une des puissances belligérantes ennemies de la France », en clarifiant cela par la courte phrase : « Pas d’Austro-Hongrois-Boches. »
Le peloton reste majoritairement Franco-Belge, même si on dénombre plusieurs Luxembourgeois, plusieurs Suisses et d’une des coqueluches du peloton de par sa présence ressentie comme exotique, autant sur la route que sur la piste, avec le Tunisien Ali Neffati.
Les 87 partants s’élancent de Strasbourg à 6 heures du matin dans des conditions météorologiques déplorables. La pluie glaciale et les bourrasques de vent des jours précédents se sont même transformées en neige dans la matinée. Si bien que le peloton se contente d’un défilé jusque Metz, avec les deux tiers de la course réalisées avec une heure de plus que l’horaire prévu. Néanmoins, c’est un immense public Messin qui accueille et qui célèbre les cyclistes.
À l’approche de Thionville, dans la vallée de la Moselle, la course s’anime enfin. Cependant, le recordman de l’heure Oscar Egg n’est pas récompensé de ses efforts, puisqu’il est renversé par un chien et tombe dans le bas-côté boueux. Un quatuor de Belges prend alors la tête : Lucien Buysse, Alois Verstraeten, Jules Van Hevel et Basile Matthys. Ce quatuor prend alors le large, mais se trompe de route au niveau de la frontière Luxembourgeoise. L’organisation avait pourtant fait l’effort conséquent (et rare) de mettre des balises bleues sur tout le parcours pour éviter ce genre de problème, mais beaucoup se sont retrouvées salies et n’étaient plus visibles par les coureurs.
Repris par le Français José Pelletier, qui allait remporter l’année suivante le 4ème Tour de Catalogne en y gagnant 4 étapes sur 5, Oscar Egg prend ainsi la tête sans le savoir. Il distance ainsi le Bourguignon en chasse des coureurs Belges et ses talents de rouleur font le nécessaire pour ce qui reste. Attendu dans la capitale du Grand-Duché un peu après 15 heures, Oscar Egg sera le seul à y arriver avant 17 heures. Il s’impose avec une douzaine de minutes sur un groupe de Belges : les 4 égarés, rejoints par Hector Heusghem et Albert Dejonghe. José Pelletier arrive une quarantaine de secondes après eux.
Même si l’effort du Suisse est remarquable, on s’arrête alors sur le tir groupé Belge, impressionnant avant une prochaine étape menant à Bruxelles. Il manque néanmoins un de leurs ressortissants phares : Henri Van Lerberghe. Le vainqueur du Tour des Flandres arrive en dixième position à Luxembourg, mais il est pénalisé de 20 minutes au classement général pour s’être fait entraîner à deux reprises (les courses se disputant sur des routes ouvertes à la circulation). Sur les 87 partants, ils ne sont que 71 à avoir rejoint Luxembourg. Les derniers en terminent alors qu’il est près de minuit. Pour eux, le repos de l’étape à Luxembourg va faire du bien.
Deux jours plus tard, la tempête est toujours là et la prise de hauteur, jusqu’à Baraque de Fraiture, amène à nouveau le peloton à se frotter à la neige. En plus de cela, le Petit Journal évoque la « traîtrise glissante des pavés Belges ». Il faut dire que le réseau routier d’outre-Quiévrain a tardé à se moderniser. Avec un départ donné à 5 heures du matin, les organisateurs, roulés dans des couvertures, craignaient de voir des coureurs manquer à l’appel, mais tous s’élancent. Pas de défilé cette fois, avec une échappée précoce de Lucien Buysse, qui se retrouve vite seul pour traverser l’Ardenne, via le Col de la Haute-Levée. Le futur vainqueur du Tour de France (en 1926) n’est alors que le petit frère de Marcel, vainqueur de 6 étapes sur 15 dans le Tour 1913 et vainqueur du Ronde 1914, compte 11 minutes d’avance dans la traversée de Liège, après 184 des 301 kilomètres au programme.
Avec un retard encore plus conséquent, Oscar Egg stoppera sa course dans la cité ardente, endolori par une nouvelle chute et retardé par plusieurs crevaisons. Pour les coureurs encore en compétition, il n’y a plus de côte, mais encore une centaine de kilomètre de plaine avec un très fort vent de côté depuis Tongeren jusque Bruxelles. Les différents groupes encore constitués vont alors tous voler en éclats. L’incroyable échappée de Lucien Buysse prend fin dans les rues de Leuven, lorsqu’Albert Dejonghe le reprend. Dans la ville universitaire en ruines, le « géant de Middelkerke » et futur vainqueur de Paris-Roubaix s’échappe vite. Âgé de seulement 25 ans, il a alors un nom approprié (signifiant le jeune), étant un des grands espoirs du peloton d’après-guerre.
Dans le parc de Laeken, où est situé le vélodrome d’arrivée, une « Coupe du Roi » sur piste a été organisée et suivie d’autres évènements improvisés, les coureurs étant annoncés avec un retard de plus de 2 heures sur l’horaire prévu. Albert Dejonghe y arrive pour être célébré par le public Belge. 11 minutes plus tard arrive Lucien Buysse. Les suivants arrivent avec des retards de 19, 23 et 41 minutes, pour un top 6 entièrement Belge, rendant la foule assez folle : elle envahit la piste pour célébrer les champions de la route. Les heures passent et à la tombée de la nuit, seulement un tiers des partants en a terminé. L’étape se retrouve ainsi amputée de quelques kilomètres pour les coureurs restants, avec un contrôle d’arrivée avancé au Boulevard Anspach. À minuit, 50 coureurs en ont terminé.
Un dernier est attendu, terminant après 21 heures de selle et un retard de 2 heures et demie sur l’avant-dernier. Louis Ellner, déjà bon dernier la veille, est originaire d’Épernay et n’a d’autre moyen pour rentrer chez lui que sa bicyclette. Il continue ainsi son effort et est autorisé à repartir pour les étapes suivantes. La prochaine d’entre elles, sur 338 kilomètres de Bruxelles à Amiens, est la plus longue au kilométrage. Oubliée, un siècle après les faits, elle va pourtant avoir une postérité immédiate de course cycliste la plus difficile jamais courue.
Geoffrey L. (darth-minardi)