En début d’année dernière, nous avions évoqué avec Jérôme Pineau la genèse de son projet. Un an s’est écoulé depuis et nous avons souhaité entendre le manager général de Vital Concept B&B nous évoquer cette fois-ci le bilan de son année passée, en tant que manager de l’équipe, de son rôle de chef d’entreprise à celui d’ancien sportif et de responsable des ressources humaines. L’occasion de voir un peu l’envers du décor.
« Un club, ça ne peut pas fonctionner seulement en fonction de ses résultats sportifs »
Le vendredi 5 janvier 2018, vous présentiez pour la première fois votre équipe au monde sportif et médiatique. Qu’avez-vous ressenti à ce moment-là ?
Ça a été le plus beau moment de l’aventure pour moi. Parce que j’ai enfin vu ce qu’on avait voulu mettre en place depuis des années en famille, prendre forme. Voir tout le monde réuni au premier stage, les voitures, les camions et les bus aux couleurs de l’équipe… Ça va au-delà des victoires car les succès sont des plaisirs très succincts.
Quelles méthodes de travail avez-vous mis en place au sein de votre équipe ?
On partage énormément. On est en permanence dans un bureau ouvert, au centre de performance, et on échange beaucoup entre nous ; on passe d’un bureau à l’autre, les portes sont ouvertes. Et cet open-space central marche très bien, on peut y proposer des idées et tout le monde peut réagir. Par exemple, le mec de la performance peut aussi nous dire : “Moi, je n’y connais pas grand-chose mais j’aurais pas fait ça comme ça, mais plutôt comme ça” … C’est comme ça qu’on fonctionne. On est une équipe et moi je ne suis pas tout seul. Je prends la décision finale, mais je prends en compte l’avis de chacune des parties prenantes. Est-ce que c’est la bonne façon de faire ou pas, je ne sais pas mais en tout cas c’est notre fonctionnement.
L’un des axes marquant de l’équipe, c’est cet aspect “marketing” qui s’est très vite imposé. Votre projet initial lui accordait-il autant d’importance au départ ?
La “marque club” est primordiale dans ce genre de projet. On a été très efficace avec mon frère Sébastien mais aussi Thibault Desmasures, notre directeur commercial et marketing qui a un poste à part entière, poste qui n’est occupé dans aucune autre structure dans le monde du vélo. C’est aussi ça, qui nous a permis d’aller aussi vite et d’être aussi professionnel.
On a parfois pu avoir l’impression que cette “marque club” se développait bien plus vite que ne le faisait l’équipe sur le plan sportif. Vous partagez ce sentiment ?
Bien sûr ! Mais c’est tout l’objectif du projet, de séparer la réussite sportive de celle économique. Je suis profondément persuadé et convaincu qu’une équipe, un club, ne peut pas fonctionner seulement en fonction de ses résultats sportifs. Elle doit être aidée dans son développement par les résultats sportifs, bien entendu, mais lorsque l’on pose un projet de développement d’une entreprise – car nous sommes une entreprise – si l’on attache les résultats de celle-ci à ceux du sport, par nature très aléatoires, on va droit dans le mur. Il faut différencier les deux même si l’un ne va pas sans l’autre. Est-ce que l’un a été plus vite que l’autre ? Oui, certainement, puisqu’avec le sport on ne sait jamais si l’on va gagner ou perdre. Mais on ne s’est pas dit qu’on allait devenir bon en marketing uniquement si l’on gagnait. On a tout de suite voulu séparer la réussite du projet avec la réalité du sportif.
Votre équipe est aussi très présente sur les réseaux sociaux avec un ton très marqué. Est-ce là la patte “Pineau” ?
Je laisse faire mes équipes. En tant que manager général, mon rôle c’est de choisir les hommes en qui j’ai confiance. Si je mettais mon nez dans leur travail, cela voudrait dire que c’était un mauvais choix et que je n’ai pas confiance en eux. À partir du moment où j’ai nommé les gens, je ne mets plus le nez dans les dossiers. Ça fonctionne ainsi pour les réseaux sociaux. À titre personnel j’ai un ton qui m’appartient. Quand j’utilise les réseaux sociaux, essentiellement Twitter, je parle en tant que Jérôme Pineau et non en tant que manager de général de l’équipe. Bien sûr je “like” ou “retweete” ce que peut raconter l’équipe, mais sur la forme et le fond, je n’interfère à aucun moment dans la communication de l’équipe. Je donne mon avis quand sur le fond je ne suis pas d’accord, mais ça n’arrive pas très souvent
Vital-Concept B&B n’en fait-elle pas trop dans la communication ?
Aujourd’hui, je crois qu’on ne fait jamais assez de communication. On le doit à nos supporters et nos partenaires, et on utilise à merveille ces réseaux qui sont aujourd’hui ultra rapides et on essaie d’être le plus présent et le plus moderne possible. L’an dernier on a mis en place des choses qui sont désormais utilisées par la concurrence ou d’autres structures dans le sport. C’est pour ça qu’on veut aller plus loin et qu’on essaie de se réinventer chaque jour.
« On a dit à chacun ce qu’on pensait d’eux, on a lavé notre linge sale ensemble »
D’un point de vue sportif, vous avez fait une déclaration, dès mars, dans les médias où vous reprochiez à une partie de vos coureurs un manque d’implication. Cette décision forte en terme de communication était-elle préméditée ?
Cet article est paru après avoir fait une grosse mise au point en interne. Les garçons n’ont pas été surpris, je n’ai fait que retranscrire ce qu’on s’est dit deux jours auparavant et aucun coureur ne l’a mal pris et, bien entendu, on a été plus loin dans une discussion entre nous que ce que j’ai dit à la presse. Comme dans beaucoup d’entreprises, il y a des bilans individuels qui se font, ainsi que des bilans intermédiaires car si l’on attend un an, c’est trop tard. Beaucoup de coureurs signent pour deux ans et si on ne leur dit qu’au bout d’un an qu’on n’est pas content d’eux, c’est dommage. Donc l’idée, c’était de faire cet exercice tous les trois mois. Là, en mars, c’est tombé lors du premier bilan et on a dit à chacun ce qu’on pensait d’eux, on a lavé notre linge sale ensemble. Mais sur ces trois premiers mois, je ne pouvais pas dire que le bilan était bon. J’ai toujours été cash et je n’ai pas changé là-dessus même si j’ai un peu tempéré ma spontanéité dans certains propos. Mais en règle générale ils savent ce que je pense d’eux assez vite.
Quelle méthode avez-vous employé pour rebooster le groupe ?
Je suis le manager des garçons mais je suis aussi leur proche, leur confident pour certains. Ils savent très bien ce que j’attends d’eux. Je n’ai pas eu à les rebooster, rien que de savoir qu’ils m’avaient mis en colère par leur manque d’implication a suffi. C’était ça le problème, à cette époque-là. Ils savaient très bien qu’ils n’avaient pas été bons. Même si c’était un nouveau projet et qu’il y avait beaucoup de pression sur certains, à partir du moment où les garçons font le métier et se donnent les moyens de réussir, je n’ai rien à dire. Si ça ne marche pas, tant pis, c’est le sport. En revanche s’ils ne font pas le métier à 100%, dans une équipe qui leur donne à 100 % les clés du camion, là ça pose problème. Quand ils se sont pointés un à un devant moi en mars, il n’y en a pas eu un qui m’a dit : “je suis content”… Ils savaient très bien ce qu’on allait leur dire, ce sont de grands garçons. Et ils savaient très bien que s’ils n’étaient pas à la hauteur, c’est qu’ils ne faisaient pas les choses bien.
Vous avez dû aussi dire pour la première fois à un coureur, Erwann Corbel, que vous ne le prolongeriez pas. Comment avez-vous vécu ce moment ?
C’est dur, bien sûr. D’autant qu’il s’agit de quelqu’un pour qui j’ai beaucoup d’affect. Quand il est venu chez nous, il savait très bien qu’il n’aurait sans doute pas eu la chance de pouvoir le faire ailleurs. J’ai toujours été très franc et direct avec Erwann, comme on peut l’être entre entre bons amis et personnes qui se parlent dans les yeux. Il sait qu’il n’a pas tout fait pour être à la hauteur. Mais on n’est pas fâchés, au contraire, je l’aime beaucoup et c’est un garçon qui devrait continuer à travailler avec nous dans l’entourage de l’équipe pour nous aider sur certaines hospitalités.
Comment gérer l’affect au moment de faire ce type de choix ?
Ce type de choix, surtout avec des garçons comme ça, c’est compliqué, mais ils le savent. S’ils essayent de se mentir à eux-mêmes, en tout cas, avec moi, ils n’y arriveront pas. C’était le premier, et bien sûr, il y en aura d’autres à qui on dira également qu’on ne les garde pas. Mais c’est mon boulot aussi ! Je ne peux pas avoir des gens dans mon équipe s’ils ne donnent pas 100 % d’eux-même. C’est le sport, la loi du milieu… Ce n’est pas pour autant qu’on ne les aime pas, mais la loi du haut niveau c’est une chose et l’affect, c’en est une autre.
« J’ai pleuré, je ne le cache pas, j’ai pris cher »
Vous avez dû également gérer la maladie de Tanguy Turgis qui l’a obligé à mettre un terme à sa carrière. Vous étiez préparé à vivre ce genre d’événements ?
Là c’était très dur, je ne peux pas vous dire que je l’ai bien vécu. Je crois que c’était pire que si on me l’avait annoncé à moi quand j’étais coureur, parce que là, c’était le rêve d’un gosse qui se brisait. J’ai essayé de faire au mieux avec mes valeurs humaines. J’ai pleuré, je ne le cache pas, j’ai pris cher parce qu’apprendre cette nouvelle, d’un coup, lorsqu’il s’agit d’un gamin en face et qu’on sait comment il va réagir, il faut l’avaler. On n’est pas préparé à ça, ce n’est pas ce que l’on apprend. Il faut gérer après avec ses valeurs humaines qui doivent être les mêmes, dans le dur comme dans le bon. Heureusement qu’on a pu compter sur les grands spécialistes médicaux qu’on ne remerciera jamais assez. Ils ont été fabuleux et ils nous ont aidé à faire comprendre à Tanguy que c’était une chance d’avoir détecté ce problème à temps. Les parents l’ont bien compris et très vite, on s’est projeté sur ce que pourrait faire Tanguy après.
Vous avez eu aussi à subir un certain nombre de blessures, tout au long de la saison.
Pour une première année, on a eu pas mal de coups durs. Tanguy s’est fait renverser par un motard dans les Boucles de la Mayenne et s’est cassé le scaphoïde. On a eu l’artère iliaque pour Patrick Müller, des clavicules cassées… beaucoup de soucis physiques. Pour en revenir à Tanguy, on était dans une restructuration au sein de la structure médicale. Je me suis retrouvé avec mon frère un peu seul pour gérer tout ça mais ça m’a permis de comprendre que le vélo, c’est important, mais que c’est l’homme qui prime avant tout. J’avais fait ce choix humain pour créer mon équipe et je ne suis pas déçu, parce qu’encore une fois, l’homme a très bien réagi et on travaillera encore avec lui. C’est quelqu’un sur qui on peut compter, même si son rêve est brisé et que c’est encore dur à avaler aujourd’hui.
En se projetant sur 2019, Vital Concept-B&B a surpris par son recrutement ambitieux. Comment avez-vous réussi à attirer tous ces coureurs ?
Je savais qu’il fallait qu’on se renforce et surtout, je savais que ces coureurs-là seraient libres. On voulait Arthur (Vichot), qui, et je le dis discrètement parce que sinon il va s’emballer (rires), a toujours été un coureur que j’admirais et dont j’enviais les capacités à passer un peu sur tous les terrains, dès l’année dernière mais il n’était pas libre. Pierre (Rolland) aussi car j’aime beaucoup ce coureur plein de panache qui s’est toujours mis au service de notre sport. Ce sont des garçons que je suis depuis longtemps et qui faisaient partie des tous premiers noms que nous avions coché, avec celui de Bryan (Coquard). Mais on n’avait pas les moyens financiers et petit à petit, on se les est donnés.
A-t-il été difficile de les convaincre ?
On avait déjà échangé ensemble et je savais qu’ils voulaient bien nous rejoindre. Il n’a pas fallu beaucoup de coups de fil, juste deux, puis une petite négo en juillet et c’était fait. Pierre, au Dauphiné c’était réglé. Quant à Jimmy (Turgis) c’était dans les clous depuis un an, car il voulait accompagner son frère. On n’a pas eu beaucoup à batailler, ils étaient profondément convaincus du projet et que cette équipe avait besoin d’eux. Aujourd’hui, ils sont impliqués à 200 % sur le vélo, mais aussi en dehors.
On parle des réussites, mais avez-vous rencontré l’échec, dans ce mercato ?
Oui (rires) on a essuyé un échec surtout. Enfin, un échec… ce n’est pas vraiment un échec. On a voulu avoir certains coureurs qui n’ont pas pu nous rejoindre pour diverses raisons mais on ne perd pas espoir.
« La vie de coureur cycliste, c’est la plus belle vie »
En parallèle de ce mercato, vous vous êtes aussi renforcés économiquement via l’arrivée de Synergie, mais aussi et surtout B&B. Comment avez-vous su les convaincre de vous rejoindre ?
Synergie, je les connais depuis très longtemps. J’ai de très bons rapports avec cette entreprise qui a de très belles valeurs auxquelles j’adhère. Ce sont des gens passionnés de vélo et de sport. Quant à B&B, c’est une rencontre d’hommes entre Patrice Étienne, Georges Sampeur, Vincent Quandalle et moi-même. On s’est rencontré une première fois et j’ai tout de suite compris leur intérêt pour le vélo. C’est une rencontre forte avec des personnes qui croient dans notre projet et qui sont vraiment motivées pour s’associer à notre communication. Comme quoi, ça compte, car on attire ainsi des grands partenaires
Rencontrez-vous également les mêmes difficultés que vos collègues dans votre démarche de recherche de sponsors ? On pense notamment à Patrick Lefevere ou bien Jean-René Bernaudeau.
Bien sûr que ce n’est pas facile, moi aussi je galère (rires). Aujourd’hui on fait un gros travail de prospection avec notre directeur commercial et marketing qui a également cette casquette. Je passe énormément de temps dans ce domaine, j’ai des rendez-vous sur Paris, sur toute la France et l’Europe afin d’assurer le financement et la pérennité du projet sur trois, quatre, cinq ans.
Après cette année riche en propositions marketing et communication, doit-on s’attendre à des surprises pour l’année prochaine ?
On se réinvente chaque jour. Celui qui arrête de le faire régresse. On est donc toujours dans cette dynamique d’aller de l’avant. Plus que de proposer des surprises, on veut surtout faire des choses qui vont marcher. Un projet ça s’écrit sur cinq ou sept ans et notre projet, il est bien écrit dans un tiroir de mon bureau. Il y a une année une, une année deux, trois, etc. Et ça concerne le projet sportif, le recrutement, l’évolution du budget mais aussi la marque club et les supports de communication.
Avec un an de recul, vous pouvez enfin comparer les deux : quel rôle préférez-vous ? Celui de coureur professionnel ou celui de manager général ?
Coureur ! Mais j’ai plus l’âge (rires). Je m’applique à ce que les garçons le comprennent : la vie de coureur cycliste, c’est la plus belle vie, c’est le job le plus beau et c’est pour ça que je leur demande de faire le maximum. Coureur, c’est vous qui faites, c’est extraordinaire, on a de l’émotion, on voyage, on maîtrise sa réussite, on est au-devant des gens et si on a un peu de réussite, alors on a cette petite notoriété qui n’est pas dégueulasse à vivre. Ce sont ces choses-là qui font l’essence même de ce sport et pouvoir faire de sa passion son métier, c’est magnifique. Je vais tout faire – et on est persuadé qu’on y sera – pour être au départ du Tour de France en juillet, mais je n’aurais certainement pas la même émotion en tant que manager qu’en tant que coureur. Mais comme je n’ai plus l’âge, je prends tout de même beaucoup de plaisir à être manager (rires).
Les jambes démangent donc encore l’ancien pro ?
Bien sûr ! Et je roule encore avec eux ! Par exemple, la semaine dernière, Il a fait un temps médiocre et on a organisé un stage en Bretagne, avec le front qui ne courrait pas l’Étoile de Bessèges. S’entraîner dans le temps breton, c’est aussi important parce que des courses importantes vont arriver et parfois se mesurer aux éléments qu’on va retrouver sur le terrain, ce n’est pas mal. Et moi je vais rouler avec eux, comme ça je leur montre que je suis avec eux et que je n’ai pas oublié. On a souvent fait ce reproche parfois à nos managers ou directeurs sportifs : “ça y est, tu as oublié”… Eh bien moi, je n’oublie pas. J’y retourne, même s’il pleut qu’il fait cinq degrés et que ce n’est pas le plus agréable des moments, mais je suis avec eux, je galère avec eux et comme ça ils se rendent compte qu’on ne fait pas un métier forcément si différent.
Pour terminer, vous avez remporté le sondage de popularité organisé par “La flamme rouge” sur Twitter. L’enjeu pour le Community Manager était une éventuelle augmentation. L’a-t-il-eu ?
Bien sûr, qu’il l’a eue (rires).
Propos recueillis par Bertrand Guyot (@bguyot1982) pour Le Gruppetto
Crédit Photo : Franz-Renan Joly