Le rôle d’équipier est parfois ingrat. Alors que certains coureurs ont le luxe de pouvoir s’offrir une apogée à la hauteur de leur stature, tel un Contador faisant de la Vuelta son ultime terrain de jeu fantasque, d’autres n’ont pas cette chance et doivent se contenter d’un dernier coup de pédale, dans l’anonymat d’une manche de Coupe de France, loin de la grandeur des foules. C’est à cet inéluctable sort que s’est confronté, en 2017, Cédric Pineau, coéquipier de l’ombre de la FDJ.
Handicapé à la jambe depuis quelques saisons, il pensait pourtant avoir réglé l’anomalie, en passant sur le billard en 2015. Mais las, après une année de répit, la récalcitrante s’est remis à faire des siennes de plus belle. De tout évidence il fallait repasser par un nouveau cycle opération-rééducation. Se résigner à confier son sort au chirurgien une nouvelle fois, ou faire le deuil de ses ambitions professionnelles : « je galérais depuis le début de la saison, mais je ne pensais pas forcément à la retraite. C’est lorsque l’on m’a parlé de me faire réopérer pour récupérer l’intégralité de mes moyens, que je me suis dit qu’il fallait peut-être que j’arrête. J’ai rapidement pris ma décision avec ma famille et tous mes amis, fin août ». Une fin de carrière, et Paris-Bourges pour théâtre des ultimes tours de roues du Bourguignon.
Cédric Pineau n’aura pas le temps de baliser devant la sinistre petite mort qui guette, sordide, les athlètes qui, après avoir tutoyé les sommets, doivent se confronter à la vie du commun des mortels. Le téléphone sonne en effet quelques jours avant d’annoncer la fin de sa carrière. Patrick Chassé à l’autre bout du fil. Quelques années plus tôt, le regretté Pierre-Henri Menthéour, décédé pendant le tournage, avait suivi Steve Chainel et Arthur Vichot pendant leur début de saison, dans le cadre du documentaire : “Le prix de l’échappée”. Arthur Vichot partageait alors la chambre de Cédric : « on m’avait interviewé sur le métier de coureur. Patrick m’a dit “Putain (sic) j’avais été surpris par ta passion pour ton métier. Limite, tu racontais plus de choses qu’Arthur (rires)”. Il faut dire que je suis un grand passionné de mon sport et il m’avait dit que j’avais été bon dans l’exercice. C’est resté dans un coin de sa tête ».
Le commentateur cycliste vedette de L’Equipe, qui a eu vent des difficultés physiques du Migennois, vient alors lui proposer un rôle de consultant sur le Tour d’Emilie. Pourtant ce n’est pas faire injure au coureur, que de dire que ce choix étonne, car il n’est pas le cycliste le plus connu du peloton. Loin de là à vrai dire : « Ça m’avait très surpris parce que je n’étais pas un coureur très populaire, je n’avais pas un palmarès très important. Je lui ai fait part de mon étonnement et il m’a répondu que ce n’était pas le nom qui comptait mais la façon dont je racontais les choses, avec passion, à fond. Il aimait bien ça. Moi le vélo, j’adore tellement ça que je pourrais en regarder pendant des heures de courses. Même quand il ne se passe rien et que tu sais que ça arrivera au sprint, ça m’intéresse ». Ce challenge tombe à pic : à peine sa retraite évoquée qu’on lui propose déjà une reconversion !

Onze années de professionnalisme pour Cédric Pineau dont sept au sein de sa dernière formation, la FDJ.
Le Tour d’Emilie sera donc un test idéal. A peine le temps de prendre l’antenne et d’étrenner le micro que voilà l’aurore de l’épreuve. Le test a été concluant, les critiques sont plutôt clémentes sur les réseaux sociaux, pourtant guère enclins à pardonner aux commentateurs imparfaits : « tu essayes d’y faire attention mais ça peut vite être assez violent. En tant que coureur, tu apprends à vivre avec, une critique ça fait mal, ça peut être blessant sur le coup, mais il ne faut pas s’attarder dessus. Après le Tour d’Emilie ça allait, je n’avais pas été trop descendu, personne n’a dit que j’étais nul à chier (sic) ». Un deuxième essai sous forme de passation entre homonymes, entre Pineau (Jérôme) et Pineau (Cédric), lors du Tour de Lombardie, et voici que s’ouvre une nouvelle page. Désormais Cédric Pineau n’est plus coureur.
Il fera donc partie du dispositif de L’Equipe sur cette saison 2018. Terminé le vélo, remisé au garage, terminée la vie de professionnel et les longues distances parcourues par tous les temps, pour celui qui confesse n’avoir que 800 kilomètres au compteur mi juin. Pour autant l’aventure va continuer à s’écrire à deux roues : « À Bessèges, on m’avait dit qu’il y allait y avoir une moto, et on m’a demandé si ça m’intéressait. Carrément que ça me plaisait, comme idée ! ». Un premier test validé et une saison qui file, entre neige et pavés, entre FDJ et L’Equipe. A peine le temps de s’en apercevoir qu’arrive enfin le temps fort de la saison, pour la chaîne qui investit en masse dans le cyclisme : le Giro. Le Bourguignon doit en être, mais où ? Pour faire quoi ? En régie, il y a déjà Christophe Riblon, Cyrille Guimard et Jean Paul Ollivier en soutien de Patrick Chassé, ce qui laisse peu de place désormais. Et finalement une bonne nouvelle tombe : en dépit du coût élevé, L’Equipe a réussi à négocier la présence d’une moto sur neuf étapes de la compétition. Elle sera la monture du Bourguignon, ce mois de mai.
Il s’agit bel et bien là d’un privilège. Et si l’on s’imagine aisément le ballet des motos, à l’arrière du peloton, jouant des coudes et des cylindrées dans le cortège des voitures suiveuses, se livrant à un âpre combat pour obtenir les plus belles places en exclusivité… l’on s’égare. Telle était d’ailleurs la crainte du commentateur concerné : « Finalement, il n’y avait que deux chaines, la RAI avec deux motos, une pour la télé et l’autre pour la radio, et nous. On ne m’a pas dit au départ où je serais, si mes mouvements seraient restreints ou pas, et en fait, dès la première étape, le pilote m’a dit “on va où tu veux”. En fait j’étais libre de tout mouvement, un vrai privilège ». Accompagné d’un pilote italien expérimenté, avec qui communiquer n’est pas chose aisée, car Pineau ne parle qu’avec parcimonie la langue de Shakespeare, l’ancien gregario prend petit à petit ses repères face aux difficultés qui ne tardent pas à pointer le bout de leur nez : « On n’a pas été verni au niveau des problèmes techniques et des problèmes de son. On n’avait pas de régie, j’étais seul sur la moto juste en lien avec Paris et aucun lien sur place en cas de soucis ». Les problèmes de sons seront récurrents et constitueront d’ailleurs l’une des arlésiennes de ce Giro. Le temps de la découverte sur le tas : « J’avais deux micros, un à la bouche et un à la main. Le dernier sert, en France, à interviewer les directeurs sportifs. En Sicile, pendant la première étape, j’entendais qu’on me parlait dans le casque, on me demandait de parler puis, si j’entendais. Et moi je disais “oui, oui très bien” Au bout d’un moment ils m’ont demandé : “mais pourquoi tu ne parles pas ?” et ça ce moment là où j’ai dit : “ attendez je prends un autre micro “ et là ils ont dit “ah oui ça marche”. En fait, le micro il était sous mon cul (sic) (rires). J’ai dit à la régie que si personne ne m’expliquait ce genre de choses, ça allait pas le faire (rires) ».
Au sein de cette dolce vita cycliste, Cedric Pineau conserve encore d’anciens réflexes de coureur, saluant ses connaissances dans le peloton – qui parfois ne le reconnaissent pas sous son casque, haranguant ses anciens collègues de la FDJ, comme Reichenbach au sommet du Finestre… Il découvre surtout cette autre facette du cyclisme qui, paradoxalement, s’est toujours privée à son regard d’ancien professionnel, lui, l’habitué du gruppetto : « Sur l’Etna, j’étais au cœur de l’action quand Yates a attaqué. Je n’avais jamais connu ça en tant que coureur, je n’étais pas précisément un champion de la montagne (rires). Quand la victoire se joue sur un col, c’est vraiment impressionnant. Là j’ai vraiment pris mon pied ! ». Et ce n’est pas tout de découvrir, il faut parfois redécouvrir certaines vieilles sensations éprouvées jadis pour en déceler tout le concentré de folie qui s’y cachait: « Ce qui m’a vraiment surpris ce sont les descentes de col. Un truc de fou ! Tu ne te rends pas compte à quel point les coureurs descendent vite, tu as beau l’avoir fait pendant 10 ans… tu entames une course avec les coureurs qui roulent plus vite que toi, c’est terriblement intense avec les épingles et les virages. J’ai aussi été marqué par les cameramen. Moi je m’accrochais comme un fou pour rester sur la moto tandis qu’eux, ils avaient juste la main posée sur l’épaule du pilote. Les images, il faut parfois imaginer que c’est un mec qui est debout sur une moto. Quand tu es coureur, tu ne regardes pas tout ça. Je peux te dire, ce sont vraiment des athlètes ! »
Être sur une moto suiveuse, c’est être témoin privilégié des plus belles performances sportives, mais aussi des plus terribles désillusions, des défaites qui rendent si humains ces athlètes parfois trop inexpressifs sous leurs casques, les lunettes et les mâchoires serrées. Ceux-là qui voient, tout d’un coup, leur visage se crisper dans un rictus, les jambes vaciller et la tête s’enfoncer progressivement, au milieu d’épaules dodelinantes ça et là, dans un vain ballet de résistance. Ces défaillances spectaculaires, où le masque tombe soudainement, Cédric Pineau a été marqué par l’une d’entre elles, celle du favori des Italiens, Fabio Aru : « Quand il s’est garé, j’avais des frissons sur la moto, parce que tu le sentais tellement mal… Ce n’était même pas de la souffrance physique parce que tu ne voyais pas de souffrance sur son visage, mais tu sentais que le mental lâchait totalement. On est resté vers lui, parce qu’on m’a demandé de le faire, mais ça faisait mal au cœur. Tu voyais les larmes couler le long de ses joues, il nous a même demandé un moment de partir et de le laisser. Ce sont des moments très intenses ». Ce malheur aura eu une vertu, car il s’agira là du premier scoop de l’apprenti consultant/journaliste : « Je suis pratiquement l’un des premiers à l’avoir vu. Les motards italiens étaient un peu dégoûtés parce que je l’ai dit plus rapidement qu’eux, à l’antenne. Le lendemain ils m’ont dit : putain (sic) tu nous as grillé, sur le truc ! (rires) ». Puis arriva le col de Saint-Pantaleon,…

Cédric Pineau, en bas à gauche, en compagnie des autres consultants et journalistes pour la photo du dispositif cyclisme en 2018 de la chaîne l’Equipe.
Ce samedi 26 mai, les yeux sont rivés sur Thibaut Pinot, impressionnant sur l’étape de Jaffereau la veille. Las, il ne faudra que peu de temps pour déchanter. Le coureur est trop vite relégué dans les dernières positions du groupe des favoris, peine à avancer, la bouche grande ouverte il semble désespérément chercher le souffle qui lui manque pour s’accrocher à son objectif de la saison, qui pourtant lui tendait les bras. Cédric Pineau assiste, impuissant, à la terrible défaillance de son ancien leader : « Thibaut, c’est plus qu’un ancien collègue, c’est un ami. J’ai vraiment été pris par l’émotion quand je suis arrivé à sa hauteur et que j’ai vu à quel point il était mal. Contrairement pour Aru, ce jour-là le micro ne fonctionnait pas du tout et pour la télé je ne servais à rien. Ce sont des moments où le coureur a envie d’être tout seul et je suis donc resté très peu de temps à côté de lui, 1 km même pas. Le pauvre, je n’allais pas rester à côté de lui alors que je ne pouvais même pas communiquer. On m’a demandé plus tard de prendre de ses nouvelles, mais il était déjà à plus de 10 minutes ».
Vivre ces neuf étapes au cœur de l’action aura également été l’occasion de vivre la consécration controversée du Britannique Chris Froome, auteur d’un numéro comme on n’en vit que rarement ces dernières années. Une attaque violente, en pleine ascension du colle delle Finestre. Cédric Pineau s’y attendait, car après tout, le leader de la Sky, ne cessait de clamer qu’il serait prêt pour la troisième semaine. Le Giro devait connaître un improbable renversement ? Ce serait au Finestre, pas ailleurs. Une étape assez incroyable à vivre devant l’écran, mais encore plus en plein cœur de l’action : « quand j’ai vu au pied de la montée que ça roulait aussi vite, je me suis dit que ça allait être compliqué. J’avais presque oublié qu’il restait 90 kilomètres tellement ça allait vite. Un bon kif, j’ai vraiment eu de la chance de pouvoir vivre cette belle page du Giro ».
Christopher Froome a remporté son troisième Grand Tour d’affilée, en attendant que la justice ne tranche la question de son palmarès, le temps d’un weekend à Rome. La saison doit désormais laisser là son drap de rose, pour d’autres teintes colorées. Le Bourguignon quant à lui va continuer de sillonner la France, de la Mayenne à Paris, et ailleurs peut-être, goûtant jusqu’à plus soif sa chance : « On m’aurait dit, il y a un an, que j’aurai fait tout ça, j’aurai répondu: “ Il ne faut pas rêver” . J’ai cette chance inouïe de pouvoir encore vivre de ma passion ».
Passion qu’il se plaît à partager au sein de la FDJ, où il est désormais en charge de l’accueil des invités : « C’est un peu contraignant parfois quand tu es coureur et ça peut être assez rébarbatif à la longue. Mais moi, faire découvrir notre métier, il n’y a rien de plus valorisant à mes yeux ».
Propos recueillis par Bertrand Guyot (@bguyot1982) pour Le Gruppetto
Crédit photo : Nicolas Götz pour Velobs / Claire Bricogne / La chaîne l'équipe