« Sachez que je suis capable de virer mes enfants de ma maison parce qu’ils font trop de bruit pendant une étape de montagne mais que je suis incapable de faire vingt kilomètres sur un vélo » . Après une telle réponse à notre première prise de contact, forcément, nous avons eu envie de creuser un peu avec Estelle Denis (L’Équipe) ce qu’il en était vraiment et s’il fallait ou pas s’inquiéter du sort de ses enfants. On a parlé vélo et on est sorti rassuré.
« Sans doute l’un de mes pires souvenirs de sport à l’adolescence »
On vous sait sportive mais pratiquez vous le cyclisme ?
Non pas du tout ! J’ai horreur de ça. Il y a eu deux épisodes qui expliquent cela : je me suis fait piquer mon vélo quand j’étais toute jeune, au square et ça a été horrible à vivre. Mais j’ai aussi été mordu par un chien, aussi pendant l’enfance. Ça n’a pas aidé à alimenter une grande passion entre moi et le vélo.
Vous n’avez jamais essayé de vous y remettre, malgré tout ?
Aujourd’hui très honnêtement je déteste ça ! Je trouve ça chiant (sic), ça fait mal aux genoux le vélo et c’est vraiment pas mon truc. Je n’aime pas dépendre de ma machine. En revanche, à regarder sur mon canapé, là, c’est formidable !
Comment êtes-vous parvenue à vous y intéresser, du coup ?
Je regardais le Tour de France avec mon père, quand nous étions en vacances. C’était de vrais moments de complicité avec lui. En plus, nous n’avions pas de télévision à la maison et nous ne pouvions la regarder que pendant les vacances.
Quels sont les souvenirs les plus marquants ?
Le Tour 89 et les 8 secondes de LeMond par rapport à Fignon. Je n’avais pas regardé le contre-la-montre parce que pour moi c’était plié, Fignon devait gagner le Tour de France ce jour-là. Quand je me suis rendu compte qu’il avait perdu, ça a été terrible ! C’est sans doute l’un de mes pires souvenirs de sport à l’adolescence.
Comment avez-vous vécu la bascule dans les années noires du cyclisme ?
Très égoïstement. J’ai pris tellement de plaisir à être devant la télé que je n’ai jamais eu ce truc de me dire : “ le mec est dopé ” et d’éprouver moins de plaisir. Je ne pensais pas à ça. Je me souviens très bien de l’affaire Festina, de la grève des coureurs qui s’étaient arrêtés mais voilà, ça n’a pas altéré mon plaisir. Jamais ! Quand un mec surclassait une étape, je ne me disais pas que le mec était dopé, mais je me disais que j’avais assisté à un vrai exploit et que c’était super. Si vous pensez chaque fois “dopage” en regardant la télé, vous ne regardez plus rien, vous ne prenez plus de plaisir. Le dopage n’a pas altéré mon plaisir et je refuse qu’il le fasse. L’UCI fait son travail et j’espère que tous ceux qui trichent seront sanctionnés.
De façon plus globale, comment vous est venue cette passion du sport ?
Je n’en sais rien, à vrai dire, c’est vraiment venu comme ça. Je faisais beaucoup de sport, même si je ne regardais pas la télé, on va dire que j’ai baigné dans cet univers. Mais quand j’étais chez mes grands-parents en revanche, je regardais Téléfoot, je regardais Stade 2, je dévorais L’Equipe. Et l’été, le Tour de France faisait partie de mes petits plaisirs, c’était toujours l’un des événements de l’année pour moi.
Hormis le Tour de France, y-a-t-il d’autres courses qui trouvaient grâce à vos yeux ?
Paris-Roubaix ! Paris-Roubaix, c’est extraordinaire ! La première fois que je suis partie en reportage, c’était en 1995. Je faisais un stage au service des sports de France Inter. Et Jacques Vendroux m’avait demandé si je voulais voir le Paris-Roubaix. J’avais répondu : « bien entendu ! », et il m’avait envoyée dans la voiture de Jean-François Rhein qui commentait le cyclisme pour la radio. Pendant toute la journée avec lui, ça avait été extraordinaire, j’avais vu le Carrefour de l’Arbre et ça m’avait vraiment fasciné.
Avez-vous pu suivre d’autres courses sur le terrain ?
Une autre fois, j’avais fait une étape du Tour dans une voiture suiveuse. C’était l’étape avec Joseba Beloki et Armstrong, Gap-Briançon de mémoire (ndlr : il s’agissait de l’étape qui partait du Bourg-d’Oisans jusqu’à Gap, où Joseba Beloki avait lourdement chuté). Par contre, j’avais été assez frustrée de faire ça, parce qu’on ne voyait rien de la course, en fait. J’aurais été mieux devant ma télé. Tant qu’à assister à une étape, il faut mieux être dans une voiture de directeur de course, je pense. Il faudrait que j’ose le demander à Christian Prudhomme.
« Warren Barguil, il a vraiment une tête de dessins animés, il inspire la sympathie »
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Et hormis Paris-Roubaix, et le Tour, d’autres épreuves qui retiennent votre attention ?
Paris-Roubaix me fait un peu moins vibrer maintenant car j’avoue m’être pas mal recentrée sur la montagne. Ma priorité, désormais, ce sont plutôt les trois grands tours. Les grandes étapes de montagne, pour moi, sont une religion. Je suis capable de passer toute la journée devant la télé, dès l’émission de France 3 avant le départ, même quand il ne s’y passe pas grand-chose. J’adore ça au point d’être capable d’envoyer mes enfants à la plage toute l’après-midi pour qu’ils me foutent la paix devant le Tour de France (rires) !
Vous n’avez pas réussi à les intéresser à la petite reine ?
J’ai réussi à transmettre ma passion à ma mère qui regarde le vélo aujourd’hui, même si elle le fait plus pour les paysages magnifiques et la réalisation. Et j’en suis assez fière ! Fière d’avoir réussi à lui expliquer le système des équipes, des maillots, du peloton et tout le reste. Pour mes enfants j’ai plus de mal. Quand je regarde une étape avec mon fils, il me demande toutes les 5 minutes qui est premier. Et ça, ce n’est pas possible, au bout d’un quart d’heure je craque (rires). C’est très compliqué d’expliquer à un enfant que le premier sur l’écran n’est pas forcément celui de la course. J’ai beau avoir essayé de faire des analogies avec le championnat de foot c’est compliqué ! Donc, la plupart du temps, j’essaye de regarder le vélo seule, pour ne pas être perturbée.
Et rester toute la journée devant une étape de plaine, c’est envisageable ?
Non, je prends L’Equipe du jour, je regarde les horaires d’arrivée de l’étape, et je me mets devant la télé genre 20 minutes avant l’horaire d’arrivée indiqué. Parce que ces étapes pfff, même avec les baroudeurs, on sait très bien que ça va aboutir au même scénario, sans impact sur le général.
Quid des contre-la-montre ?
Je déteste les contre-la-montre par équipes. Ce n’est absolument pas mon truc, ça ne m’intéresse pas. Il n’y a pas d’histoire derrière un contre-la-montre par équipes, pas de défaillances individuelles notables. Tandis que ce n’est pas le cas du contre-la-montre individuel. Je me souviens, par exemple, de la fois où Tony Rominger s’était tapé des trombes d’eau alors qu’Indurain n’en avait pas eu. Ça, ça me plaît. Ce sont ces petits détails qui font la beauté de la course et son histoire, même si ces dernières années on s’ennuie plus car ça manque un peu d’immenses champions. J’ai du mal à vibrer devant Chris Froome.
Qu’est ce qui ne vous plaît pas chez le Britannique ?
C’est un formidable champion, même si avec ce qui a été annoncé on est obligé de penser différemment. Ça manque quand même un peu de panache ! Aujourd’hui, quand vous regardez le cyclisme actuel, il n’y a pas de grandes histoires. On aime ou on n’aime pas, mais avec un Richard Virenque, il se passait quelque chose ! Un Jalabert également. Lance Armstrong, si on oublie les « à-côtés » brûlants, il avait une personnalité, c’était un homme très froid, il y avait une histoire liée à son cancer et j’avais aimé son grand retour avec RadioShack. Il y avait également Pantani, quand il courait, il se passait toujours quelque chose. J’adorerais voir un Bardet reprendre ce flambeau.
On imagine que le jubilé de Contador sur la dernière Vuelta a dû vous plaire ?
Contador sur la Vuelta, oui, on a retrouvé un peu de ce panache qui fait défaut. Sinon on a Peter Sagan ! J’aime bien ce mec-là, il sort du lot. Mais là aussi avec les casques et les lunettes on perd une partie du charisme des coureurs… Un Peter Sagan, sans son maillot de champion du monde, au milieu du peloton, vous ne le reconnaissez peut-être pas. Ils ont tous la même gueule, c’est quand même un problème.
Vous parliez de Bardet tout à l’heure, que pensez-vous d’un Warren Barguil, souvent comparé ces derniers temps à Richard Virenque ?
Warren Barguil, il a vraiment une tête de dessins animés, il inspire la sympathie même si j’ai du mal à l’imaginer gagner le Tour. Il a un truc, il a du panache et on a envie de s’attacher à lui. Sur le prochain Tour, ça sera sans doute le cycliste le plus applaudi sur le bord de la route parce qu’il a vraiment quelque chose. Un autre en qui je crois beaucoup c’est Julian Alaphilippe.
En tant que futur vainqueur du Tour ?
Il est assez complet même si le Tour, ça n’est pas pour aujourd’hui et peut-être pas pour demain non plus (rires). La haute montagne ça se travaille. Alaphilippe, je lui vois bien ce profil de baroudeur à la Laurent Jalabert. Avec une bonne équipe autour de lui, vu les qualités qu’il a pu montrer sur l’étape reine du Tour de Californie, il peut surprendre.
Que manque-t-il selon vous aux Français, pour emporter à nouveau la tunique jaune ?
Ces dernières années, on l’a vu à chaque fois, Froome met plus de 2 minutes à chaque contre-la-montre. Et c’est mort, même si on espère toujours sur les étapes de montagne qu’un concurrent lui prenne 4 minutes d’avance… Mais on sait bien que ça n’arrive jamais. Donc si on avait un Français bon rouleur et bon en montagne ça serait pas mal (rires). Franchement, Thibaut Pinot n’est pas passé loin à un moment. Il a peut-être été victime du syndrome du nouveau Bernard Hinault.
« Tout le monde sait qui est Neymar mais, à l’inverse, personne ne connaît Rigoberto Uran ! »
Y-a-t-il un cycliste actuel ou ancien que vous souhaiteriez interviewer ?
Celui que j’ai aimé interroger, c’est Bernard Hinault. Je l’adore ! Parce qu’il a été un immense coureur, parce qu’il n’a pas la langue dans sa poche, qu’il est sympa et qu’il a des aspérités. Hinault, c’est le vélo à l’ancienne. Merckx, Hinault, Fignon, Lemond c’était une belle époque quand même. Après on a eu le droit à Indurain pendant 6 ans Armstrong pendant 7, puis, les Bjarne Riis, Ullrich, Schleck, mais ça fait moins rêver quand même. Et puis j’attends toujours qu’un français gagne le Tour. On a eu Thévenet en 75 et 77 et Bernard Hinault en 78, 79, 81, 82 et 85.
Belle mémoire !
En fait, je les ai tous appris par cœur parce que pour rentrer chez la chaîne L’Equipe il y a 20 ans, j’avais su que son créateur Christian Prudhomme demandait les vainqueurs du Tour de votre naissance. Étant née en 1976, c’était donc Van Impe, et par professionnalisme anticipé, j’avais appris tous les vainqueurs du Tour 10 ans avant ma naissance. C’est resté, même si j’ai été recalée en 1998. Finalement 20 ans plus tard me voici sur la chaîne.
Et qui, dans le monde de la petite reine, serait susceptible d’être chroniqueur dans votre émission ?
On est tellement à dominante foot que c’est compliqué, vous savez. Il y en a un que j’aime bien, c’est Cyrille Guimard. C’était un super directeur sportif qui n’avait pas la langue dans sa poche et j’ai adoré l’entendre sur RMC ces dernières années. D’ailleurs, les directeurs sportifs sont presque plus intéressants que les coureurs. Que ce soit un Jean-René Bernaudeau, ou un Marc Madiot par exemple, ils peuvent se lâcher, ils s’en foutent (sic). Tandis que, pour les coureurs, on sent bien qu’il y a eu du media training derrière. Et d’ailleurs, c’est normal et logique qu’ils fassent attention aux répercussions de leurs propos, surtout dans le cyclisme qui reste un petit milieu.
De vous à nous, à la place d’Aulas pour la 100e de L’Equipe d’Estelle, un Christopher Froome, ça aurait eu “de la gueule”, non ?
On est quand même une émission à 95 % axée foot et la seule fois que l’on a fait une émission sur Froome, c’était le jour où l’on a découvert que son taux de salbutamol avait été largement supérieur à la normale. Aujourd’hui, je ne suis pas sûr qu’il accepte beaucoup d’interviews (rires).
L’Equipe a énormément investi dans le cyclisme et d’autres sports comme le biathlon, mais n’accorde finalement que peu de temps à ces sports dans ses émissions quotidiennes. N’y a-t-il pas là un petit paradoxe ?
Non, parce que le football reste le sport numéro 1 en France ! Sur le foot, tout le monde a un avis. Si vous demandez à ma mère – qui n’y connaît rien – qui est numéro 1, elle vous répondra : ”le PSG”. Malheureusement, on manque d’une immense star française dans le cyclisme. Si elle existait, on en parlerait tout au long de l’année. Un Romain Bardet, par exemple, ne fait pas les classiques, vous ne pouvez pas parler de lui sur Paris-Roubaix. On ne parle des coureurs français qu’au moment des Grands Tours. Le reste de l’année, c’est un peu compliqué.
Et en tant que journaliste, n’est-ce pas un peu frustrant de ne parler principalement que de foot quotidiennement ?
Pas du tout, le football c’est ma passion ! Les rubriques sur le foot sont les premières que je lis. J’adore le sport en général. Comme la natation, qui n’est presque jamais évoquée dans la presse, mais je le comprends. Certaines personnes nous disent : ”oh là là vous devriez parler d’autre chose que le foot”, mais quand on le fait, on voit bien que le public ne vient pas. Pour prendre un exemple, à une époque, tout le monde disait : ”mon émission préférée, c’est Apostrophe de Bernard Pivot”. Mais quand vous regardiez les audiences, vous vous rendiez bien compte que ce n’était absolument pas le cas. Il y a la coupe Davis qui recommence, mais si nous faisons une soirée sur la Coupe Davis, je vous assure qu’on fera une audience divisée par deux. Pour en revenir au foot, tout le monde sait qui est Neymar mais, à l’inverse, personne ne connaît Rigoberto Uran qui a fini 2ème du dernier Tour de France. C’est malheureux mais c’est comme ça.
Pourtant L’Equipe est sensée être une chaîne généraliste traitant de tous les sports ?
Pour ma part, j’adore le sport, que ce soit la natation, l’athlétisme, le cyclisme, ou bien le football. J’adore le sport en général. Mais vous ne pouvez pas, aujourd’hui, avoir le soir à 19h tous ces sports-là réunis. Je vous assure, ça ne marcherait pas et on est payé par la publicité donc, sans elle, on ne peut pas faire d’émissions. Le foot a un potentiel incroyable et génère les meilleures audiences.
Pendant le Giro, y aura-t-il une évolution de votre dispositif ?
Ce sera l’événement et ce sera toujours Messaoud Benterki qui fera les debriefs comme l’année dernière. Ça avait cartonné. Nous, de notre côté, on va continuer à parler de foot, car c’est l’avant Coupe du monde et on aura une grosse actualité avec la liste de Deschamps, les matchs amicaux des Bleus ou bien la Ligue des Champions. Bien entendu on va parler du Giro aussi. Vous vous rendez compte, il y aura le foot et le cyclisme en même temps. Le rêve (rires) !
Et pensez-vous un jour commenter une épreuve de vélo ?
Ce que j’aimerais vraiment, ce n’est pas forcément commenter du vélo, mais suivre la voiture balai. C’est quelque chose qui me fascine, j’adore les histoires d’arrière course. Marcel Aymé avait écrit une nouvelle qui m’a marquée à vie et que j’ai dû lire 100 fois qui s’appelle Le dernier. C’est l’histoire d’un coureur prénommé Martin, qui termine à chaque fois dernier. Au début il a 20 ans il termine pour la première fois dernier, sans que ce ne soit gênant mais plus il vieillit plus il arrive dernier. Toute sa vie il essaiera de rattraper la course alors qu’il arrivera de plus en plus tard. L’histoire de ces coureurs qui arrivent derniers me plait et je regarde toujours les écarts entre le dernier et l’avant-dernier. Les mecs ils ont trois heures de retard sur le premier, c’est vraiment une autre course pour eux.
Un documentaire à venir sur le sujet ?
J’adorerais, mais je n’ai malheureusement pas le temps. D’ailleurs, ça a certainement dû déjà être fait, mais si je pouvais faire un documentaire qui s’appellerait “voiture-balai” ça serait formidable. Le cyclisme, c’est un sport extraordinaire, rempli d’histoires de ces coureurs qui souffrent énormément dans le gruppetto ou des défaillances des grands champions. Les plus beaux papiers, ce sont les papiers de cyclisme.
Propos recueillis par Bertrand Guyot ( bguyot1982) pour Le Gruppetto