Début octobre, l’oligarque russe Oleg Tinkov, patron de l’équipe éponyme, nous gratifiait d’une de ses nouvelles frasques : un million d’euros de prime à partager entre les quatre principaux leaders (son propre coureur Alberto Contador, et ses trois rivaux Christopher Froome, Vincenzo Nibali et Nairo Quintana) s’ils s’alignent tous sur les trois grands tours 2015. Une modique somme de 250 000 euros pour chacun donc, supplément non négligeable même pour des têtes d’affiche. En comparaison, Jean-Christophe Péraud, par exemple, a empoché 200 000 euros pour sa deuxième place au classement général de la dernière Grande Boucle.
Mais en marge de la présentation du parcours du Tour de France 2015, et au-delà de l’incongruité de cette offre qui perd en pertinence du fait du caractère fantasque de son initiateur, une question est soulevée : celle de la participation des leaders à la plus grande course du monde. En effet, l’intensité des courses par étapes aujourd’hui ne permet pas aux plus gros poissons de jouer la gagne sur les trois grands tours en une saison – quoiqu’en pense M. Tinkov – et les oblige donc à faire des choix, à définir des priorités (parfois modulables selon le déroulement de la saison). Dernier exemple en date : Chris Froome. Suite au dévoilement du prochain Tour, le vainqueur de l’édition 2013 a évoqué la possibilité de faire l’impasse sur la Grande Boucle. Une situation de plus en plus courante ces dernières années et qui tend à se banaliser. Si le Britannique en a bien évidemment le droit, est-il pertinent pour lui (comme pour tout grand leader) de ne pas participer au troisième évènement sportif le plus médiatisé au monde ? Rien n’est moins sûr…
Un statut trop lourd à porter?
Depuis plusieurs années, il est courant de voir un cycliste pouvant potentiellement gagner le Tour y faire l’impasse. Cette année même, Nairo Quintana, pourtant deuxième et maillot blanc l’an passé, a préféré doubler Giro et Vuelta plutôt que de s’y réaligner. Encore jeune, le colombien de 24 ans a souhaité éviter la « pression de faire mieux que la course précédente », avait alors expliqué Eusebio Unzué, son manager chez Movistar. Son âge est une chose, sa détermination en est une autre. Si l’on peut considérer le choix du grimpeur de poche comme étant le bon, confirmé par son sacre lors du Giro 2014 et malgré son abandon à la Vuelta, il est tout de même étonnant d’entendre un tel argument de la part d’un coureur professionnel. Certes le nombre de courses permet de diversifier ses objectifs, mais si l’on part de ce constat, aucun tenant de titre ne devrait se réaligner l’année suivante. Même son de cloche chez Bradley Wiggins. Le flegmatique sujet de sa majesté, pourtant titré en 2012, n’a pas cherché à défendre sa couronne en 2013. Certes, la cohabitation délicate avec son meilleur ennemi et « lieutenant » Froome simplifiait fortement la chose. Idem concernant sa blessure (diplomatique ?) au genou. Mais sa décision était actée depuis un moment : « je ne pense pas que je sois prêt à faire les mêmes sacrifices, […] je ne sais pas si je veux passer par tout cela encore une fois », déclarait-il alors au quotidien The Guardian.

« Oui M. Froome? C’est trop dur? Ne vous inquiétez pas, vous ne serez pas obligé de participer l’année prochaine… »
Une décision que pourrait prendre Chris Froome donc, comme il l’a récemment laissé entendre. Le Giro lui plaît, c’est une certitude. Et sa participation à l’épreuve italienne, sans être sûre à 100 %, est fortement présumée. La présence d’un long contre-la-montre plat de 59 km est notamment un des facteurs ayant séduit le Kenyan blanc. En revanche, le très court CLM individuel (14 km) en ouverture du prochain Tour de France serait à l’inverse une des causes de sa future éventuelle absence de l’épreuve. « Le Giro est une belle opportunité, affirme-t-il à la Gazzetta dello Sport, le parcours me convient beaucoup. » Et le leader de chez Sky d’ajouter « l’équipe ne me fait pas participer aux courses pour lesquelles je ne suis pas motivé. » Après un abandon précoce lors de l’édition 2014, on aurait pu penser que l’anglais reviendrait revanchard l’année prochaine. Que nenni. Un trop court CLM le démotiverait de prendre part à la plus grande course cycliste du monde. Sans parler de points marqués ou de classement UCI, le TdF reste l’épreuve la plus médiatique, et dont le prestige dépasse de la tête et des épaules celui des autres tours. Enfin…pas pour tout le monde. Si l’on en croit Rigoberto Uran, leader de chez Quick-Step, « le Giro et le Tour sont tout aussi importants l’un que l’autre ». Un sentiment que partage visiblement Chris Froome malgré ses dires. « J’aime le Tour et rien ne me fera changer d’avis »… c’était sans compter un parcours inadapté à ses capacités. Le Tour 2015 étant promis à un grimpeur avec ses cinq arrivées en altitude, le vainqueur 2013 aurait donc plus confiance en sa puissance de rouleur qu’en ses accélérations fulgurantes, qui ont pourtant forgé sa pseudo légende sur les pentes du Mont Ventoux – entre autres.
Où l’on reconnaît le vrai panache
L’anglais devrait ainsi doubler Giro et Vuelta. Mais pourquoi donc ne pas doubler Giro et Tour de France ? Certes le temps de récupération est moindre, mais le faire n’est pas impossible. Et gagner les deux est même envisageable. De grands coureurs l’ont déjà réussi, dans des temps pas si lointains. Le dernier en date, le regretté Marco Pantani, l’a réalisé en 1998. Avant lui, des monstres sacrés s’y étaient essayés avec succès. Le roi Eddy Merckx en 1970, 1972 et 1976, Bernard Hinault en 1978, 1982 et 1985, ou encore Miguel Indurain deux années de suite en 1992 et 1993… Certaines mauvaises langues affirmeront avec suspicion et sous-entendus que les époques n’étaient « pas les mêmes ». Mais les faits sont bien là. Et sans jouer forcément la gagne, participer à plusieurs grands tours dont le Grande Boucle est loin d’être impossible. Vincenzo Nibali l’a fait en 2008, Cadel Evans en 2013. Dernier exemple en date avec Joaquim Rodriguez. Le coureur Katusha a même participé aux trois courses cette saison. Le TdF n’était initialement pas prévu dans son programme, mais son abandon lors de la 7e étape du Giro l’a poussé à prendre le départ en juillet en Grande-Bretagne, non pas pour viser le classement général mais pour décrocher des étapes. Une campagne infructueuse pour l’espagnol, mais qui prouve que participer à tous les grands tours est faisable, en témoigne sa 4e place finale lors de la Vuelta.
Néanmoins, quels que soient les objectifs de chaque leader, le Tour de France devrait être une priorité. Avoir des préférences n’est pas un crime, loin de là. On ne peut accuser Nibali de préférer le Giro, ou Purito la Vuelta. Ce dernier n’a d’ailleurs raté qu’une édition de son épreuve nationale entre 2003 et 2014. Seulement il serait bien d’y associer une participation au Tour français. Certains leaders le privilégient. Alberto Contador a pris part à tous ceux qu’il pouvait, de 2005 à 2014. Ses trois absences (2006, 2008 et 2012) sont le fait de ses différentes suspensions. Même cas de figure pour Alejandro Valverde, sur la même période (suspendu de 2009 à 2011). Le néo-retraité Andy Schleck les a tous courus entre 2008 et 2014, exceptée sa fracture du bassin en 2012. Si l’on remonte le temps, la fidélité au Tour de France de la part des plus grands leaders des différentes époques est indéniable. Indurain a aligné 12 participations consécutives entre 1985 et 1996. Greg Lemond n’en a raté que deux en 11 éditions, dont un suite à son grave accident de chasse. Le Blaireau Hinault n’était forfait que pour le Tour 1983 suite à une tendinite au genou, sa seule défection entre 1978 et 1986. Enfin, le déchu Lance Armstrong faisait de la Grande Boucle son quasi unique objectif, en témoigne ses 13 participations.
Alors quelles conclusions tirer de tout cela ? Un changement d’époque ? Une déchéance du prestige du Tour de France ? Ou simplement de récents caprices de stars ? La Grande Boucle n’a en tous cas jamais été aussi « délaissée ». Obliger les coureurs à s’y aligner n’est assurément pas la solution…alors quoi ? Comment redorer le blason jaune ? Après tout, malgré ses idées loufoques, peut-être Oleg Tinkov entrevoit-il un début de solution… Toujours est-il que pour le moment, le Tour souffre forcément de ces absences de coureurs charismatiques. C’est bien dommage pour eux, et c’est d’autant dommage pour le Tour. Mais la course restera toujours plus belle que ceux qui la font…
Brice-Alexandre ROBOAM
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