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Dans le premier article, nous nous sommes intéressés au calcul de puissance en lui-même, afin de bien comprendre comment les valeurs pouvaient être obtenues et les incertitudes propres au calcul. Cependant, cette valeur brute n’a que peu de sens sans un minimum d’analyse. Ce deuxième article sera donc l’occasion de s’intéresser plus en détail à l’analyse des puissances calculées.

La puissance étalon ou comment s’affranchir du poids du coureur

Il est facile de remarquer, en jetant un simple coup d’œil aux équations présentées que la puissance est fortement dépendante de la masse du coureur, plus particulièrement le terme correspondant à la force de gravitation. Cette dépendance limite fortement la portée du calcul, car cela exige d’une part de connaitre le poids exact du coureur, d’autre part empêche toute comparaison directe. Cette limitation est contournée en appliquant une valeur unique à la masse du coureur et de son matériel, appelée étalon. D’autres paramètres comme les coefficients aérodynamiques sont également dépendants du coureur. Cependant, pour simplifier le problème, nous les considérons identiques pour chacun, car l’influence de leur variation est négligeable face aux écarts de masse observés dans un peloton.

Parmi les trois termes calculés, seule la résistance à l’avancement est totalement indépendante de la masse du coureur. Les deux autres termes sont proportionnels à la masse du coureur. Il est donc pertinent de calculer un ratio puissance développée/masse du coureur pour ces deux termes. Le troisième étant surtout lié à la vitesse du coureur, il est potentiellement négligeable lors d’une ascension, devant le terme prépondérant associé au poids, d’autant plus que la vitesse est faible. Raisonner avec une puissance par unité de masse (W/kg) est donc tout à fait acceptable et limite l’incertitude lors des comparaisons.

La masse étalon est fixée arbitrairement à 70 kg, à laquelle on ajoute 8 kg de matériel. Cette valeur est usuelle lorsque l’on parle de puissance cycliste et communément adoptée par tous les intervenants. Le choix de parler en termes de puissance, plutôt que de puissance par unité de masse est une convention qui permet de manipuler plus facilement les chiffres et de les rendre plus évocateurs pour le grand public. Ainsi, les valeurs calculées le sont en supposant que tous les coureurs pèsent 70 kg. Il ne s’agit en aucun cas de valeurs réelles. Il ne faut donc pas être surpris lorsque deux coureurs de gabarits différents sont crédités de la même puissance pour être arrivés ensemble au sommet. En valeur réelle, il est certain que l’un des deux a développé une puissance supérieure. Dans notre cas, plus que la valeur absolue, c’est plutôt le rendement qui nous intéresse.

Les valeurs mesurées étant des ratios déguisés, les comparer revient donc à comparer le rendement des coureurs plutôt que leur performance absolue. Si nous reprenons l’exemple de deux coureurs de masse différente, mais grimpant à la même allure, on considèrera qu’ils ont le même rendement, le même rapport puissance/poids. Si le coureur le plus lourd doit développer plus de puissance pour se hisser au sommet, il peut composer avec une musculature plus importante pour développer naturellement plus de puissance. Au final, tout s’équilibre, même si le poids du matériel est fixe pour tous les coureurs, ce qui induit un très léger biais, car un coureur léger consacre une part légèrement plus importante de la puissance qu’il développe pour faire avancer seulement sa machine.

Puissance et dopage, quel est le lien ?

On entend très souvent parler de dopage, dès lors que l’on parle de puissance. L’arrivée du Tour de France devrait permettre à certains consultants de prédire la probité du peloton en extrapolant les chiffres. Un certain « 410 » devrait donc revenir souvent dans les analyses.

Tout d’abord, il est faux de dire que la puissance permet de prédire les cas de dopage. Cette mesure de la performance permet simplement d’installer un doute. En effet, l’être humain dispose de limites physiologiques. Les progrès effectués en biomécanique et en physiologie permettent donc d’avancer des valeurs limites qu’il suffirait alors de comparer avec les valeurs mesurées. Si cette méthode s’avère séduisante sur le papier, elle comporte néanmoins de nombreux écueils et ne peut se résumer à une comparaison binaire à des limites figées.

Jan Ullrich développant beaucoup de puissance

Jan Ullrich, un coureur « mutant » selon la terminologie en vigueur

L’étude régulière des puissances mesurées a permis de fixer certaines limites, même s’il faut les manier avec précaution. Ainsi, 410 W est considéré comme le seuil du dopage « avéré », 430 W comme le seuil du dopage « miraculeux », 450 W comme le seuil du dopage « mutant ». Figer des limites est effectivement un non-sens quand on sait que la puissance développée par un coureur est fortement dépendante de son état de forme, état de forme qui varie selon la durée de l’effort, la composition de l’étape (montée ou répétition de grands cols), ainsi que du déroulement de la course sur 3 semaines. Ainsi, les études menées par Frédéric Grappe, entre autres, ont permis de montrer que la puissance moyenne qu’un coureur peut développer en étant à son maximum décroit à mesure que l’effort s’allonge. Il n’est donc pas surprenant de constater sur certaines ascensions courtes, la présence anormalement élevée de mutants au sein du peloton. Ceci rend donc toute comparaison caduque sur une seule ascension, pour en tirer des généralités et placarder des rumeurs en une des médias.

Néanmoins, on peut tout de même donner quelques crédits à ces valeurs lorsque l’on s’intéresse au bilan global du Tour de France. Il est possible de tirer une valeur moyenne des mesures effectuées sur chaque dernière ascension, où les coureurs sont supposés à leur maximum. Compte tenu de la variété des terrains proposés, cette valeur calculée est plus représentative des seuils annoncés que ne peut l’être une valeur isolée. De même, l’observation faite des résultats du passé, mise en parallèle des pratiques dopantes du peloton et des cas avérés, permet de donner du crédit aux seuils choisis. De moins de 400 W dans les années 80 où le dopage lourd n’existait pas encore, en passant par les 450 W observés au sommet des années EPO, pour revenir à des valeurs oscillant majoritairement entre 410 W et 430 W aujourd’hui, cela donne une cartographie assez réaliste. Cette seule valeur est insuffisante pour donner une preuve solide, mais elle n’est pas totalement hors de propos. Ainsi, dépasser 410 W sur l’ensemble d’un tour permet effectivement de douter. A l’inverse, une faible performance n’est absolument pas une garantie de probité, simplement d’une présomption d’innocence. La mesure de puissance n’est donc pas prête de devenir une arme de l’arsenal de la lutte anti-dopage. Il faudrait la coupler à un véritable passeport biomécanique, même si cela n’empêcherait quelques aficionados de soupçonner certains coureurs de trop surveiller leur compteur pour ne pas affoler les watts.

Chris Froome surveille-t-il la puissance qu'il développe

Chris Froome surveille-t-il la puissance qu’il développe ?

La puissance, un outil de comparaison des performances avant tout

Les mesures de puissance n’ont donc pas vocation première à lutter contre le dopage, mais bien à comparer les performances et suivre l’évolution d’un coureur. Le calcul de la puissance étalon, globalement standardisé permet donc des comparaisons aisées, entre les mêmes ascensions à plusieurs années d’intervalle, ou entre plusieurs ascensions aux caractéristiques similaires. Il est ainsi possible de relever la progression des uns et des autres, de statuer sur le rythme général de la course et sur le niveau démontré par les coureurs, autrement que par une simple impression visuelle, souvent trompeuse. Par exemple, l’analyse des puissances développées par Damiano Cunego entre 2004 et 2007 montre une légère progression du coureur, à l’inverse de sa courbe de résultat. On peut donc ainsi conclure que c’est la concurrence qui a progressé plus vite et non le coureur qui peinait à retrouver le niveau de son Giro victorieux.

Au-delà des mesures effectuées pour analyser les courses, la puissance a surtout un intérêt pour les coureurs eux-mêmes. L’analyse des données enregistrées par leur capteur de puissance leur permet avant tout de mesurer leur progression au fil des années et l’évolution de leur forme au cours de la saison. Les mesures régulières leur permettent également de mieux planifier leurs entrainements pour travailler dans des zones d’effort où ils pourront maximiser leur progression sans pour autant s’offrir des entrainements surchargés.

Les calculs de puissance effectués par le Gruppetto ont donc pour objectif premier de comparer les performances des coureurs et de jauger leur niveau. Ils n’ont pas pour but de contribuer au jeu des suspicions sur le dopage éventuel des acteurs de la course. Cela ne nous empêchera pas de nous interroger sur certaines performances et de conserver un œil critique sur la réalité du cyclisme, sans pour autant tomber dans le piège de la chasse aux sorcières.

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Par CSC_3187. Crédits images : Vincent Lefèvre (reflexe.photo.free.fr), Igs165 pour Wikipédia Commons.

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