Le Tour de Lombardie se courra dimanche, entre Bergame et Côme. A côté de Paris-Tours qui fera cette année office de dernière classique de la saison, ainsi que du Tour de Pékin qui la clôturera très officiellement, Il Lombardia comme l’appellent les autochtones, sera encore une fois le véritable dernier grand temps fort de l’année. Les grands noms qui ont pu percer le brouillard automnal qui enveloppe grands lacs et montagnes lombardes ont définitivement forgé la légende d’une des plus belles épreuves du calendrier. Son parcours, d’une rare exigence à cette période où les organismes sont épuisés et les esprits déjà ailleurs, offre aux derniers courageux l’occasion d’entrer dans la légende de leur sport. Et aux plus faibles de passer une journée éprouvante devant la voiture-balai. Aussi, au Gruppetto, nous avons voulu en savoir plus et notre envoyé spécial a reconnu les 100 derniers kilomètres du parcours pour vous, cyclo du dimanche aguerri ou champion reconnu.
La Lombardie : quelques éléments pratiques
La Lombardie est l’une des vingt régions italiennes, avec pour chef-lieu Milan. C’est aussi l’une des plus riches, très densément peuplée et grandement développée. S’y rendre n’est donc pas difficile, que ce soit par l’avion, le train ou la route. Par cette dernière toutefois, il convient d’être méfiant. Le réseau routier italien, à l’image de la culture autochtone, est plein de charme, foisonnant, mais aussi tortueux, complexe et très méditerranéen. Bretelles, ronds-points, feux, ponts, viaducs, tunnels, voies rapides, autoroutes…se rajoutent à une conduite « sportive ». Tout a été développé sans plan d’ensemble, de manière parfois hâtive et au détriment des normes de sécurité. Ainsi si vous comptez vous rendre là-bas en voiture, la prudence est la concentration sont de mise. A vélo, l’on change d’envergure, cela révèle même de l’exploit ou de la prise de risque inconsidérée. Il n’y a que très peu d’aménagements dédiés aux cyclistes et la circulation est extrêmement dense ; ne cherchez pas de petite route peu fréquentée, il n’y en a pas. Dans le Nord de l’Italie, les agglomérations s’étalent en effet considérablement en périphérie de sorte qu’il n’y a pas ou prou de « campagne ». Les abords des grands lacs, successivement lac Majeur, lac de Côme et lac de Garde, sont urbanisés à outrance, participant d’un phénomène de privatisation du paysage. A toute heure du jour et de la nuit et en toute saison, y rouler à vélo nécessite donc la plus grande prudence d’autant plus que la coutume locale veut que l’on ne s’écarte pas en doublant un vélo. Frôler des rétroviseurs est à cet égard monnaie courante. Nous vous conseillons donc de bien préparer votre route afin de ne pas vous retrouver en rade sur une 2×6 voies en sortie de Milan, par ailleurs indiquée sur la carte comme route départementale…ne comptez pas non plus sur la signalisation, surabondante mais complètement désordonnée et inutile aux non-connaisseurs.
Ceci étant dit, le revêtement des routes est de manière générale impeccable, y compris sur les petites routes de montagne, tandis que les paysages sont grandioses pour peu que l’on parvienne à s’échapper des centres urbains. Vous croiserez certainement des cyclistes connus ou des amateurs aguerris qui ne manqueront pas de vous tirer la bourre dans telle côte, la culture cycliste étant assez fortement développée dans la région. Bref, cela vaut le détour.
Le Muro di Sormano, la légende dans la souffrance
La journée commence pour nous à Erba, « petite » bourgade de 17 000 habitants située dans la Province de Côme. La route du Tour de Lombardie ne commence pas encore, mais c’est l’endroit idéal pour se garer, préparer le vélo et le ravitaillement, avant de filer vers le pied de Sormano. Attention : ce qui peut paraître simple sur la carte, y compris pour les plus débrouillards dotés d’un bon sens de l’orientation, peut vite s’avérer délicat dans la pratique vu le dédale de routes qui fusent dans tous les sens. Sans GPS, nous en faisons l’amère expérience en nous égarant du côté du petit village perché de Caslino d’Erba, où à l’issue d’un cul-de-sac d’un kilomètre à 15% de moyenne, nous comprenons la mort dans l’âme qu’il faut faire demi-tour !
Après avoir été renseigné par un habitant, nous voici à Asso. C’est le début de notre reconnaissance des derniers kilomètres du Giro di Lombardia, puisque nous sommes effectivement au kilomètre 146 de l’épreuve, sur la table horaire de l’organisateur milanais, RCS Sport. Il reste 96 kilomètres pour rallier Lecco. Les professionnels auront quant à eux déjà avalé le Valico di Valcava, col d’une dizaine de kilomètres à plus de 7%, ainsi que le Colle Brianza, modeste coup-de-cul sur la route de Sormano. Sormano justement, se dresse face à nous. Quand bien même la montagne sur laquelle repose le village n’a rien d’insurmontable, l’on comprend aisément la difficulté qui se profile. C’est l’une des deux seules routes qui permet de traverser la montagne entre la plaine milanaise et les rives du lac de Côme, à moins de faire un long détour afin de contourner l’obstacle naturel.

Le premier lacet du Muro di Sormano est effrayant : qui plus est une barrière ferme le passage aux voitures pendant l’année.
Dans un premier temps, l’on rejoint le village de Sormano par une route large et bien bitumée : l’ascension est classique. Mieux, elle est même facile. La pente est de l’ordre de 5%, elle est impeccablement régulière et il est facile de trouver son rythme. On peut grimper sur le grand plateau sans difficulté particulière, même si quelques lacets sont parfois plus prononcés sur le final. Les choses sérieuses commencent à Sormano, où l’on a déjà une vue admirable sur la plaine du Pô. A la sortie du village, la route traditionnelle part vers la droite, des inscriptions au sol indiquent le Muro di Sormano sur la gauche. On bifurque. Si vous manquez de force à cet instant, vous pouvez tout de même rallier le sommet par l’ascension traditionnelle, un peu plus longue mais bien plus facile. Le Muro di Sormano est en fait un petit chemin forestier qui a été asphalté très récemment pour le Tour de Lombardie. Il est fermé à la circulation automobile, à l’année, par une barrière.

Au sol, les organisateurs ont eu l’excellente idée de peindre les noms et les temps de montée des grands champions qui sont passés en tête ici entre 1960 et 2012.
Si les cyclos sont très nombreux dans le secteur, soyez rassurés, vous ne serez pas dérangé dans votre ascension. Il n’y a personne, ni aux abords de la route, ni dessus, les cyclotouristes locaux ne s’époumonant pas sur ce mur et privilégiant la montée traditionnelle. En revanche, vous serez probablement accompagné par le cliquetis lointain des cloches de chèvres, seule présence dans un environnement quasi-naturel.
Dans un premier temps, la route descend sur une centaine de mètres. Un monument indique l’histoire du lieu. La légende de cette ascension remonte à l’année 1960. Les organisateurs de l’épreuve veulent durcir le parcours et éviter les arrivées au sprint. Ils partent à la recherche d’une côte exigeante et dénichent finalement ce petit chemin forestier à la sortie de Sormano. Ils le nomment « Muro di Sormano » et l’intègrent au parcours des éditions 1960, 1961 et 1962. C’est un carnage : les coureurs peinent à le franchir et des champions expérimentés comme Poulidor le grimpent à pied ! Sormano est pour le moins terrible. D’une longueur modeste et d’une altitude raisonnable (2km, 1 105 mètres), sa pente est hors-norme. 15,8% de moyenne, avec un maximum à 27%. Le but n’est pas seulement d’arriver au sommet le plus vite, l’objectif est aussi de le grimper sur le vélo sans déchausser et en évitant de soulever le guidon. Expérience insatisfaisante dans les années soixante, il faut attendre 2011 pour voir l’ascension revenir au parcours du Tour de Lombardie.
Ca y est, l’ascension commence. L’on a préalablement repris son souffle les deux kilomètres précédant le pied de la montée. Les 300 premiers mètres ne manquent pas d’effrayer. Le premier virage est extrêmement pentu ; pire il ne permet pas de rester sur la selle sous peine de perte d’équilibre. On souffre. Les jambes se durcissent. Les pros auront alors la barrière marquant le pied de la montée ouverte. Mais les cyclos devront quant à eux s’arrêter, la contourner, rechausser et repartir…dans une pente à 25%. La tâche n’est pas mince. Il convient de redémarrer en biais, en travers de la route, afin de minimiser tant bien que mal la rudesse de la pente.
Si l’on grimpe à son rythme, sans forcer, le compteur affiche entre 5 et 8km/h. On est en danseuse, quasi-intégralement. Il faut alors faire attention à ne pas s’emballer : toute accélération se paiera au comptant dans la deuxième moitié de l’ascension.
Au sol, les organisateurs ont eu l’excellente idée de peindre les noms et les temps de montée des grands champions qui sont passés en tête ici entre 1960 et 2012. Un bon prétexte pour ne pas se focaliser sur la souffrance. Tout passionné de cyclisme ressent alors la légende et met en branle son imaginaire devant des noms qui résonnent dans l’esprit et fleurent bon les pages jaunies de vieux magazines religieusement conservés dans le grenier familial : Ercole Baldini, Jacques Anquetil, Rik Van Looy, Gastone Nencini, Aldo Moser, Federico Bahamontès, Raymond Poulidor.
Pour autant les choses se corsent à mi-ascension. L’un des rares lacets se profile. Témérairement, on tente de se retourner pour jauger ce que l’on est déjà parvenu à grimper, sorte de soutien moral alors même que les cuisses commencent à bruler et que le cœur dit stop. C’est vertigineux. Les inscriptions au sol sont là pour nous le rappeler : chaque mètre d’altitude est peint. 975, 976, 977…le lacet à 27% se situe à 1000m d’altitude. L’on a déjà escaladé près de 200m de dénivelé en un kilomètre.
Le tournant est terrible. Il faut viser la partie extérieure du virage sous peine de déchausser ; puis au courage, poursuivre l’effort, total. Le paysage est extraordinaire. Milan et ses buildings sont visibles au loin, sorte de mirage dans ce petit chemin perdu où l’oxygène se fait rare, non pas par l’altitude mais bien par la vigueur de l’effort à consentir. Les 400 derniers mètres sont plus faciles. La pente chute à 13-15% de moyenne, ce qui curieusement nous apparaît comme un soulagement alors que dans d’autres circonstances s’eût été un calvaire !
Le sommet est là, avec son parking et son petit restaurant touristique. On retrouve la civilisation et l’on peut désormais s’engager dans la descente vers le petit village de Nesso. Auparavant on jette un coup d’œil au chronomètre : on a monté les 2 kilomètres en 16 minutes (7,5km/h de moyenne, 260 watts). Par comparaison, Anquetil l’avait fait en 10’59’’, Ercole Baldini en 9’24’’, Rodriguez et Henao (2012) en 9’20’’, Nibali et Contador en 9’23’’, Basso et Pellizotti en 9’43’’, Gilbert et Bardet en 9’49’’, Chavanel et Bakelants en 11’09’’, Grivko en 12’40’’.
La descente, belle, est relativement rapide malgré quelques lacets piégeux dans la partie finale. Peu à peu, la température se réchauffe tandis que les contours du lac de Côme se font de plus en plus précis. Nous voilà en bas, sur la route côtière sur la corniche qui va de Côme à Bellagio. On retrouve également avec regret la circulation automobile, les cars et camions se croisant sans distinction dans une route sinueuse et étroite. Ce n’est pas complètement plat même si cela n’a absolument rien de comparable avec ce qui s’est dressé sous la roue quelques minutes auparavant. On arrive ensuite à Bellagio, petit port situé dans un angle du Y que forme le lac de Côme. C’est le pied du Madonna del Ghisallo.
Le Madonna del Ghisallo, juge de paix
Sormano et Ghisallo forment en fait une boucle pour revenir au village d’Asso. Ce sont les deux seules routes à travers la montagne. Plus connu encore que le Muro di Sormano, le Madonna del Ghisallo est un lieu mythique du cyclisme, à égalité avec le Mont Ventoux, le Mur de Huy, l’Alpe d’Huez ou le vélodrome de Roubaix. C’est en effet sur ses pentes que le Campionissimo, Fausto Coppi, a forgé ses six succès dans le Tour de Lombardie entre 1946 et 1954. Une chapelle au sommet a été érigée en l’honneur même des cyclistes, la Madonna del Ghisallo étant à proprement parler la « patronne universelle » des cyclistes pour les catholiques les plus fervents. A l’époque où Coppi et Bartali offraient à l’Italie un duel légendaire, l’endroit a même été baptisé par un pape, Pie XII. La tradition a perduré jusqu’au milieu des années 1990 puisque Jean Paul II fit de même par la suite. La chapelle, très petite, conserve pour autant une collection inestimable de maillots originaux et bicyclettes de champions pour l’essentiel disparus : outre les maillots et vélos de Coppi et Bartali, on retrouve aussi la bicyclette sur laquelle Fabio Casartelli s’est tué sur le Tour de France 1995, des machines de contre-la-montre dont une de Miguel Indurain, un grand nombre de maillots dédicacés de Cadel Evans à Eddy Merckx, en passant par Marco Pantani, Felice Gimondi, Laurent Fignon ou Paolo Bettni. En outre, un musée à vocation plus commerciale a été inauguré à proximité.
Mais revenons à la montée. Elle se fait par deux versants, celui de Bellagio est de loin le plus difficile ; c’est lui qu’emprunte systématiquement le Tour de Lombardie. Plus qu’une côte, on a affaire à un véritable col. D’une longueur de 8,6 kilomètres, il présente une pente moyenne de 6,2% qui s’avère particulièrement piégeuse. En effet, l’ascension se scinde en deux parties distinctes, séparées par un replat-descente de plus de 3 kilomètres. Ce dernier fausse la statistique. Les 4 premiers kilomètres sont particulièrement difficiles après avoir effectué 30 bornes de descente et de plat depuis Sormano. Du gros plateau, la transition doit être rapide vers le petit, où l’on mouline désespérément dans des lacets larges et pentus. Par temps ensoleillé, on est accablé par la chaleur et les gaz d’échappement des nombreuses voitures qui rallient le sommet, où l’on bénéficie il est vrai d’une vue unique sur le lac de Côme et les Alpes suisses.
La pente est constamment autour de 9% avec des pointes à 14%. Les professionnels ont à cet instant 190 kilomètres dans les jambes ; pour autant ces dernières sont déjà bien dures pour nous avec « seulement » soixante bornes au compteur. A mi-pente, la route descend et un replat s’amorce. C’est un soulagement, l’on peut reprendre son souffle et se préparer physiquement et mentalement pour le dernier raidard d’un kilomètre à 9,5%. Au sommet, on est vidé. Les meilleurs professionnels le grimpent dans un temps avoisinant les 20 minutes, comme ce fut le cas en 2005 lorsque Paolo Bettini établit un chrono de 19 minutes et 30 secondes (26,5km/h de moyenne), l’un des records de l’ascension. Pour nous, on se contentera d’un temps de 45 minutes, soit du 170 watts et 11,5km/h de moyenne.

L’une des « reliques » du Ghisallo : le vélo et le maillot jaune de Fausto Coppi du Tour de France 1949.
L’enchaînement Sormano – Ghisallo est particulièrement difficile, notamment en raison du plat qui les relie, généralement exposé au vent de face. On alterne grand et petit plateau de manière brutale. Malgré tout, il reste encore 40 bornes pour rejoindre Lecco.
La descente du Ghisallo en direction d’Asso est très rapide, mais aussi très brève. La pente n’est véritablement forte que dans les premiers hectomètres, elle s’adoucit très vite de sorte qu’il faut pédaler avec puissance pour conserver sa vitesse. On peut ainsi facilement atteindre les 75km/h dans la ligne droite précédant Asso.

Dans la descente du Ghisallo vers Asso : il reste une petite quarantaine de kilomètres pour rallier Lecco.
Rallier Lecco
Par la suite, une longue portion de faux-plat descendant mène à Oggiono, par une succession de tunnels assez inconfortable. Ces derniers ont au moins le mérite d’abriter du vent et de la pluie, tant celle-ci est peut être fréquente au mois d’octobre dans la région.
Direction la côte de Villa-Vergano, détour choisi par l’organisation pour rallonger le tracé et rallier Lecco. Au pied de la descente du Ghisallo, on bifurque en effet vers la droite (au Sud) pour gagner cette côte peu impressionnante, voire même banale, de 3,3 kilomètres à 7,4% avec un maximum à 15%. Le détour en vaut-il finalement la peine considérant que le plat qui précède cette côte annihile toute chance de succès d’une échappée formée dans le Ghisallo ? A cet endroit de la course, après avoir parcouru 235 kilomètres, c’est la fraîcheur physique qui fait la différence. Suivre les meilleurs ne suffit pas pour jouer la victoire ; il faut être capable de s’extirper au plus fort de la pente, puis tenir dans la descente rapide vers Lecco. Le manque d’oxygène qu’implique l’effort ne doit alors pas perturber la concentration, le dernier virage étant assez délicat, il serait dommage de finir dans le décor, fût-il magnifique. Les meilleurs grimperont le Villa-Vergano en moins de dix minutes, les cyclos entre 14 et 20 minutes. Au sommet, il reste encore 5,7 kilomètres répartis comme suit : 3,2 kilomètres de descente et 2,5 kilomètres de plat.
Sur la gauche, le lac de Côme dans son extrémité orientale. A la flamme rouge, on le traverse par le biais d’un pont au point de vue extraordinaire par beau temps. Un dernier sprint sur le Lungo Lario Isonzo et s’en est terminé de notre reconnaissance des 100 derniers kilomètres du Tour de Lombardie. Quatre à cinq heures d’effort au minimum pour un cyclo de bon niveau, 2h30 pour les cadors : dans le peloton professionnel ou dans le gruppetto, on peut tutoyer la légende.
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