6 février 2016, Dubai, EAUDes couples anglais ivre-morts en pleine danse torride sur les tables renversées d'un resort majorquain n'est pas forcément une image choquante au premier abord. Après tout, Ibiza et ses cousines étaient devenues depuis de nombreuses années l'échappatoire à la grisaille pour de nombreux peuples nordiques en soif de soleil en plein cœur de l'hiver. Que deux des garçons en questions soient parmi les plus grands espoirs britanniques en cyclisme et leur séjour ici payé par les impôts du cyclisme british pourrait déjà, de façon tout à faire compréhensible, déranger un peu plus. Mais savoir que cette scène, un an plus tard, allait tout faire basculer ; voilà qui rendait le tout beaucoup plus savoureux.
Walsh était un coureur qu'on apprenait tout de suite à aimer ou détester bien que le cerner soit une toute autre affaire. Pur mancunien élevé à la bière à deux quid d'un pub miteux du Northern Quarter, c'est dans la boisson qu'il devenait le plus social. Le camps de pré-saison et quelques courses autour de Majorque avaient accouché d'un surnom emblématique, définitivement adopté à Dubai quelques semaines plus tard : le prince. Imaginez par là un jeune prince émirati capricieux d'un royaume pétrolier. Moquerie tout autant que signe d'admiration, ce surnom lui allait comme un gant. Car si Walsh se souciait bien d'une chose c'était lui, et personne d'autre.
Et en ce moment, déchu du trône, le ''prince'' bouffait du sable dubaïote a longueur de journée, traînant son spleen avec les autres victimes des bordures. Quelle idée stupide de l'avoir emmené ici avec ces paresseux de sprinteurs. Pete détestait les sprinteurs.
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9 février 2022, Dubaï, EAULes deux hommes étaient assis l'un en face de l'autre dans la suite luxueuse donnant sur la skyline de Dubaï. Le maillot floqué Gazprom, bleu foncé, était posé négligemment sur un des canapés meublant la chambre. Le dossard à peine froissé, indiquant 31, y était encore épinglé. Doull venait à peine de terminer le Sprint Challenge qui avait clôturé un nouveau Dubai Tour pour lui. En short et polo de sponsor, il venait de servir un verre d'eau pétillante à son invité du jour et se préparait à discuter avec ce journaliste. C'était étrange, reparler de Pete tant d'années après. Ici, là où ils avaient commencé leur chemin vers le World-Tour tous les deux. Après un round assez neutre avec des questions sur sa carrière et ses ambitions pour la saison 2022, le sujet qui les réunissait était enfin abordé...''-Effectivement, il était très particulier. Je l'aimais bien Pete mais il était toujours dans l'excès. Les insultes, le show permanent, l'alcool, la fête, c'était un personnage. Contrairement à ce que certains ont dit de lui par après, il se mettait malgré tout au travail de l'équipe. Mais il était toujours à cran, plein de tension, surtout des courses qui lui convenaient pas. Ça allait mieux... quand on sortait après les courses. Là il était dans son élément. On l'appelait... je me rappelle de ça maintenant, le prince. C'est drôle parce que pour certains c'était moqueur mais je crois qu'il aimait bien ce nom. Il avait besoin d'attention, enfin je pense.''
Le journaliste prenait des notes, attentif, sur sa tablette ultra-fine. Voyant qu'Owain prenait une pause, il le relança. ''- Tu étais assez proche de lui non ?
''- Je dirai que oui, même si on n'a pas vraiment gardé contact par la suite... après l'affaire. Disons qu'on avait un programme très proche et le staff nous a mis dans la même chambre sur nos premières courses. Sur le vélo c'était un guerrier, un physique de fou. Il abandonnait jamais. Je me rappelle de notre premier Tour de Dubai. Le terrain était horrible pour lui. Et chaque soir dans la chambre il allait pleurer dans la douche, assis, comme une merde. Il était couvert de sable, perclu de crampes, épuisé. Et puis il ressortait, motivé comme jamais. Il allait faire quelques pompes et il me disait ''on vit quand même un putain de rêve non?'' avant de se filmer pour ses réseaux sociaux. Il a fini chaque soirée dans le bar de l'hôtel. Le lendemain il enfourchait le vélo et ça recommençait. Mais son mental c'était du n'importe quoi. Deux minutes plus tard il te traitait de
fucking wanker si tu lui demandais de prendre un relais. Puis il le prenait.
Le journaliste prit un visage grave de circonstance. ''- Ces histoires avec l'alcool, on sait où ça a conduit.
Owain était inconfortable. L'histoire était tabou au Royaume-Uni. Même les médias n'en avaient pas trop parlé en fin de compte. ''- On le suppose. On n'a jamais trop sû ce qui est arrivé là-bas. Je n'y était pas, tu vois.
''- C'est vrai. Mais comment ça se passait chez Wiggins. Au début ?
''- A vrai dire, le staff laissait aller. On était des jeunes anglais, là pour prendre du plaisir avant tout. Et puis Pete assumait toujours. Il allait loin mais je l'ai jamais vu avec la gueule de bois le lendemain, ce gars connaissait ses limites. Quelques gars l'aimaient bien avec son côté grande gueule alors il a pris un passe-droit. Et puis dès que ses résultats sont devenus assez bons pour qu'il soit observé par des équipes plus prestigieuses, ça a été la confirmation que c'était le bon régime pour lui. Pete s'est enfermé dans son personnage, convaincu que c'était la voie du succès. L'entourage mental a jamais été optimal dans la Team GB. Je me suis pas cassé pour rien.