Samuel a écrit:Beobachter a écrit:Développements majeurs ce soir par rapport au conflit Arménie-Azerbaïdjan
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Petit déterrage de poste de Béo.
Il me semblait avoir lu quelque part que l'invasion du Haut-Karabagh par l'Azerbaïdjan était une aubaine pour Poutine parce que ça lui donnait accès par voie terrestre à la Turquie et in fine à la Méditerrannée. Est-ce que c'est correct ? Autrement dit, est-ce que Turquie et Russie ont un intérêt particulier à avoir cet accès ou alors à ce stade, peu leur importe ?
Du mal à voir d'une part quel serait l'aubaine ici et d'autre part surtout ce qui aurait été changé par la guerre qui a eu lieu...
Que la Russie soit intéressée par tout accès vers les mers chaudes, oui, c'est une constante de la politique russe depuis des siècles (une des raisons de la guerre de Crimée au temps de Napoléon III par exemple). C'est notamment ce qui explique aujourd'hui l'implication russe sur les théâtres libyen et syrien: la Russie veut avoir une présence en Méditerrannée. Fondamentalement Assad ou un autre, c'est égal à la Russie tant qu'ils ont un régime qui leur est favorable et qui leur permet de maintenir leur base à Tartous.
La Turquie représente une voie vers la Méditerrannée si on veut. Mais Poutine sait très bien que si ponctuellement lui et Erdogan peuvent avoir des intérêts communs, ils restent des concurrents majeurs. En Libye, la Russie est opposée frontalement à la Turquie. En Syrie, il en va de même. Idem pour le Caucase qui est le sujet présent: les deux pays sont en concurrence directe pour l'influence sur la région.
Les deux pays se servent de leur concurrence en réalité plus pour éliminer un tiers qui leur serait gênant. De manière générale, il s'agit des Américains et des Européens, de manière plus localisée il s'agit ici des autorités autonomes du Nord-Est syrien et là de l'Arménie aux vélléités d'autonomie.
Chacun se sert de l'autre à son avantage mais il ne peut pas y avoir de coopération pleine et entière car les intérêts des deux pays ne sont tout simplement pas alignés (Mer Noire, Libye, Syrie, Caucase, Iran...).
C'est ce qu'il s'est passé dans le Caucase. Poutine s'est servi de l'offensive azérie (et donc turque) pour pousser ses propres pions (ramener l'Arménie sous tutelle russe et affaiblir son processus de démocratisation + établir une présence permanente russe en Azerbaïdjan pour créer une dépendance de fait de celui-ci). Eliminer toute prise occidentale dans le Caucase et conforter sa position dominante sur la région valait le coup.
Dans le même temps, la Turquie avait elle aussi ses intérêts: continuer de montrer à ses "partenaires" occidentaux qu'elle peut agir avec impunité, se présenter comme protectrice de l'Azerbaïdjan, conforter le nationalisme turc et également établir une voie terrestre entre les deux parties de l'Azerbaïdjan. S'il y a bien un intérêt par rapport à une voie terrestre, c'est bien celui de l'établissement d'un corridor reliant la Turquie à l'Azerbaïdjan, la Caspienne et plus largement l'Asie centrale (ce qui n'existait pas avant la guerre et qui doit normalement être ouvert à la suite de l'accord de "paix").
Mais que chacun y trouve son compte ne signifie pas que les deux pays sont amis ou alignés. En réalité, les tensions ne peuvent que surgir. La Turquie ne peut pas se satisfaire de l'importance qu'a saisi la Russie à l'occasion de cette crise (un obstacle à la mise sous orbite définitive de l'Azerbaïdjan) et la Russie ne peut pas se satisfaire des tentatives turques de saper l'influence russe dans le Caucase et de s'imposer comme la principale puissance dans la région.
La guerre qui a eu lieu leur a permis d'effacer de l'équation régionale divers acteurs "gênants": les USA, l'Europe, l'Arménie et aussi l'Azerbaïdjan. Donc les deux peuvent s'en féliciter. Mais cela signifie aussi qu'il ne reste plus qu'une vraie opposition régionale: celle entre la Russie et la Turquie.
Et donc les luttes d'influence ne vont pas cesser, bien au contraire (cf le mécontentement turc face à leur place dans les accords de paix, cf les pressions russes sur l'Azerbaïdjan par rapport à l'hélico abattu).
Les logiques de part et d'autre ne sont pas dans l'établissement d'une région prospère et unie, elles correspondent à des logiques de confrontation et de lutte d'influence. Dans une situation nouvelle où Turcs et Russes se retrouvent plus ou moins seuls en face à face comme jamais dans le Caucase, ce sont ces logiques qu'on verra à l'oeuvre.
A aucun moment la nouvelle donne ne va permettre l'ouverture de je ne sais quel corridor russe vers la Méditerrannée à travers la Turquie.
(je ne sais pas si ça répond à tes questions?)